Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Seféris (Gheórghios) (suite)

Pendant ses années de jeunesse, Seféris sera particulièrement intéressé par la lecture des poètes français (Laforgue, Valéry), de E. Pound*, puis par celle, d’une importance décisive, de T. S. Eliot*. En 1928, il traduit la Soirée avec Monsieur Edmond Teste, en 1936 la Terre vaine. Il publiera par la suite, parallèlement à sa propre poésie, plusieurs traductions qui sont de véritables recréations, ainsi qu’un certain nombre de remarquables essais critiques. Il reçut le prix Nobel de littérature en 1963.

Son premier recueil paraît en 1931, le dernier en 1966. En 1970, il publie un nouveau poème, très amer, une parabole qui illustre la situation de la Grèce, les Chats de saint Nicolas. Peu auparavant, en mars 1969, cet homme réservé, voire conservateur, avait par une déclaration publique fustigé le régime militaire imposé alors à son pays. Sur les « aspalathes », écrit peu avant sa mort, est un très court poème qui évoque, par le détour antique, un tyrannicide.

Déjà avec Strophe (1931), Seféris apparaît comme un créateur original ; il est l’aîné d’une pléiade de jeunes poètes qui ont renouvelé — et repensé — l’expression poétique pendant les années 30. Dans ce livre, le besoin d’une vie authentique, la nostalgie d’un « paradis vert » se cristallisent autour du thème de l’amour : « Où est l’amour qui coupe le temps en deux d’un seul coup et le pétrifie ? » L’éblouissement et le désespoir dans l’amour, le sentiment d’une usure inexorable se retrouvent dans le poème le plus brillant du recueil, Eroticos Logos (« Discours d’amour »). Ce pessimisme devient méditation sur la vanité des choses et impasse existentielle dans la Citerne (1932) : « Nous mourons, et meurent aussi nos dieux. »

À partir de Mythistoire (1935), sa poésie est plus synthétique, les références gagnent en ampleur, les symboles s’approfondissent. Une jonction de la destinée du poète et de celle de son pays et du monde s’effectue, ce qui donnera la dimension historique et sociale de son œuvre. Ainsi, l’angoisse diffuse des premiers textes se concrétise-t-elle. D’autre part, le poète adopte le vers libre, et son langage atteint la rigueur et la pureté qui caractériseront tous les recueils suivants : Cahier d’études (1940), qui regroupe des textes écrits entre 1928 et 1937 ; Journal de bord - I (1940), où l’on peut lire, entre autres, l’admirable Roi d’Asiné, ainsi que des vers prophétiques quant aux horreurs à venir ; Journal de bord - II (publié en 1944 à Alexandrie, où Seféris avait suivi le gouvernement grec en exil), poèmes poignants et souvent ironiques, dans lesquels on trouve l’écho de la guerre, les souffrances — et déjà ceux qui cherchent à « tirer profit du sang des autres ».

Tous ces livres sont comme des articulations d’un même poème, dominé par certaines constantes comme le destin tragique de l’hellénisme, le paysage grec, la présence des compagnons perdus, l’angoisse devant l’usure, la quête de la lumière.

Le déracinement des communautés helléniques des côtes orientales de la mer Égée, après la défaite grecque en Asie Mineure (1922), marque le poète, mais ce n’est là, précise-t-il, qu’un des épisodes d’une longue odyssée. L’exil est l’un des pôles de sa thématique : exil par rapport à la terre natale, exil par rapport à la Grèce (il passera la plus grande partie de sa vie d’adulte à l’étranger), enfin exil dans son propre pays, ce pays « qui n’est plus le nôtre, ni le vôtre non plus ».

Thème de l’exil, du voyage interminable, thème de l’éternel retour dans un pays qui « est reclos » et que « les deux noires Symplégades enferment ». La sécheresse du paysage renvoie au dessèchement de la vie, à ces corps « qui ne savent plus comment aimer ». On voit déjà les statues, corps pétrifiés, on retrouve les pierres brisées, les ruines antiques ; ce monde est un héritage qui pèse lourdement sur le poète, qui le hante, mais qui le rassure en même temps : remonter dans l’histoire, c’est chercher une référence, un mythe commun, les racines arrachées, une identité : « Cette tâche est ardue, les vivants ne me suffisent pas [...] / j’ai besoin de questionner les morts / pour pouvoir avancer plus loin. »

La conscience du drame de son pays et l’interrogation existentielle se rejoignent dans la Grive, poème écrit entre deux guerres civiles, en 1946. Le titre vient du nom d’un bateau coulé pendant la guerre ; le navire naufragé, un univers de mort et de transparence, inspire au poète une synthèse qui englobe tous ses phantasmes et traduit de la façon la plus complète sa vision du monde. Et c’est en évoquant la mort qu’il reparle, à la fin du livre, de l’amour qui émerge, telle une synthèse des contraires, dans la « lumière angélique et noire » : « Chante, petite Antigone, chante... / Je ne parle pas du passé, je parle de l’amour. Orne tes cheveux avec les ronces du soleil, / fille obscure. / Le cœur du Scorpion s’est couché, / le tyran a quitté le sein de l’homme. » Pour un court moment, « celui qui n’a jamais aimé, aimera / dans la lumière ». Après, c’est de nouveau la vision de la fin inéluctable : « Tes yeux vont se vider de la lumière du jour, / ainsi que se taisent, tout d’un coup, ensemble les cigales. »

En 1955 paraît Chypre où l’oracle..., devenu ensuite Journal de bord - III, écrit à Chypre, où, comme dit le poète, « le miracle fonctionne encore ». Seféris rend hommage aux hommes de cette île, à ses légendes, à sa riche histoire, depuis l’Antiquité et le Moyen Âge jusqu’aux combats récents contre les Anglais. Il trouve ici des tons plus vibrants, dans des poèmes imprégnés de sensualité, pour faire parler les sites et les vieilles chroniques, pour évoquer des combats justes et meurtriers, des désillusions, et aussi, encore une fois, le combat éternel et vain de l’homme qui « dilapide tant d’années en vue de mourir ». Tout cela compensé par cette voix lumineuse qui émerge du fond de l’histoire humaine, telle une Anadyomène : « La résurrection viendra ; / la rosée de ce matin scintillera, comme les arbres brillent le printemps. / Et de nouveau la mer... Aphrodite une nouvelle fois jaillira de la vague ; / nous sommes cette graine qui périt. »