Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Schiller (Friedrich von) (suite)

Histoire et philosophie de l’histoire

Après Don Carlos, achevé en 1787, Schiller devait attendre près de dix ans avant de donner un second drame, lui aussi politique : Wallenstein. Entre-temps, le poète, devenu historien, publie en 1788 son Histoire de la révolte des Pays-Bas (Geschichte des Abfalls der vereinigten Niederlande), dont il a commencé à rassembler les éléments en travaillant à Don Carlos. En 1789, il est professeur d’histoire (sans traitement) à l’université d’Iéna, où il donne un cours d’histoire universelle. Dans l’histoire des peuples et des États, il s’attache aux caractères affirmés, aux personnalités dont l’énergie a mené l’événement et marqué un temps. Parcourant les siècles comme une galerie de portraits, il cherche aussi à saisir le sens que peut avoir le mot liberté dans l’histoire. Après s’être révolté dans la solitude et l’absolu, après avoir nié le monde historique, il veut en percer les secrets. Il pense un temps y consacrer tout son effort. Il revient pourtant à la poésie et au théâtre, au lendemain de son Histoire de la guerre de Trente Ans (Geschichte des dreissigjährigen Krieges, 1790-1792).

Au moment où Goethe, qu’il ne fréquente pas encore, est en Italie (1786-1788), Schiller se passionne pour les tragiques grecs, en fait des récitations et se met directement à leur école : « En élargissant ma connaissance des pièces grecques, je veux en extraire ce qui est beau, vrai, efficace et, laissant de côté ce qui est défectueux, je veux me faire un idéal, pour corriger celui qui est le mien aujourd’hui », écrit-il en 1788. La même année, il ouvre la série de ses grandes odes sur des sujets philosophiques avec les Dieux de la Grèce (Die Götter Griechenlandes), où s’affirment l’admiration de la perfection sensible, une religion de la forme et de la vie opposée au christianisme « décharné » et à la métaphysique déchirée des Modernes. En 1789, il compose un long poème, les Artistes (Die Künstler), qui est un programme esthétique et moral. Pour Schiller, les artistes, ceux qui savent créer, ont guidé les premiers pas de l’humanité et demeurent les agents de son progrès, lui offrant le meilleur — et sans doute le seul — moyen de travailler à un perfectionnement de soi. Cette fin est hyperbolique, mais elle est l’honneur des hommes. L’humanité meilleure sera celle chez qui le goût et le culte du beau auront pris la première place ; les artistes sont et peuvent plus que les savants et les moralistes ; ils ont en dépôt ce que les hommes ont de plus précieux, ce que Schiller appelle leur véritable dignité (Würde).


Kant

L’esthétique de Schiller prend une forme doctrinale après que le poète s’est mis à l’école de Kant*, dont les grandes œuvres paraissent entre 1781 (Critique de la raison pure) et 1790 (Critique du jugement). C’est l’esthétique de Kant que Schiller entreprend de compléter, en développant l’idée du beau objectif, qui n’est plus seulement affaire de jugement fondé sur le goût. On saisit le beau quand l’objet considéré réalise l’idée d’autonomie par une harmonie de tous ses éléments, par une disposition si heureuse de toutes ses parties qu’il en devient une expression de la liberté. La contrainte vaincue, les proportions trouvées dans une apparente contingence, mais selon une nécessité profonde, deviennent liberté parce qu’elles apportent une nouveauté entière. Cette objectivité du beau est, par excellence, individuation. Elle vaut pour l’arbre comme pour le corps humain ; elle est particulière au vivant ; l’être humain en a été, et peut-être en sera-t-il demain, le degré le plus élevé.

Les traités esthétiques de Schiller sont rédigés dans une demi-retraite, dont la fin est marquée par le début de sa correspondance avec Goethe en 1794. Période d’enrichissement, malgré les tourments de la maladie ; se détournant des événements politiques, Schiller s’affermit dans une conception résolument dualiste et dans l’affirmation d’un primat de l’esprit. Ses principaux ouvrages se sont succédé dans l’espace de quatre années : Sur l’art tragique (Über die tragische Kunst) en 1792, Sur la grâce et la dignité (Über Anmut und Würde) en 1793, Sur l’éducation esthétique de l’homme (Über die ästhetische Erziehung des Menschen) en 1793-94, enfin Sur la poésie naïve et sentimentale (Über naive und sentimentalische Dichtung) en 1795-96.

L’analyse esthétique de Schiller prolonge celle de la Critique du jugement, pour mettre en relief deux de ses conséquences : que le beau se définit par son auto-détermination, qu’il est une fin en soi et que l’art est par excellence le domaine de la liberté, d’une liberté sans mesure, puisqu’elle est à elle-même sa mesure ; d’autre part, que la « troisième faculté », cette faculté de juger définie par Kant, est celle qui montre le chemin d’une conciliation entre phénomènes et noumènes, entre ce qui est de l’idéal et la réalité concrète, la vie qui se déroule dans le temps et la confusion. Schiller a souligné qu’il devait à Kant d’avoir découvert le chemin de cette conciliation, lui dont toute la jeunesse avait été contrainte et rêve de liberté, déchirement entre un matérialisme biologique à quoi le poussaient ses études médicales et une tendance jamais tout à fait oubliée à l’esprit pur.

La partie la plus originale de cette esthétique est sa théorie du jeu, qui est devenue classique et sur laquelle Schiller fonde la doctrine exposée dans les vingt-sept lettres Sur l’éducation esthétique de l’homme. Le but de cette éducation par le beau serait de faire de l’homme comme l’artiste de sa propre personnalité en lui donnant les moyens de concilier et d’infléchir ses instincts. Le beau exerçant sur les hommes une attirance irraisonnée et puissante, il faudra proposer à ceux-ci un but esthétique, au lieu de vouloir leur prêcher le bien. L’impératif catégorique ne peut s’imposer qu’au petit nombre, alors que chacun peut être amené à se réaliser par une activité libre et belle. La première manifestation en est le jeu, qui est le propre de l’homme, puisque d’instinct il en aime la gratuité. « L’instinct sensible réclame du changement, un contenu pour le temps ; l’instinct formel requiert la suppression du temps et l’abolition du changement. Ainsi, l’instinct par lequel les deux autres agiront de concert, qu’il me soit permis de l’appeler l’instinct de jeu. L’instinct de jeu donc viserait à supprimer le devenir dans le temps, à concilier le devenir et l’être, le changement et l’identité » (quatorzième lettre). Divers et constant, changeant mais pour progresser, libéré, d’abord de lui-même, l’homme pleinement « éduqué esthétiquement » est le fils de l’enfant qui joue : « L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception du mot, il est un être humain, et il n’est tout à fait un être humain que là où il joue. »