Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Schiller (Friedrich von) (suite)

L’hymne à la joie

Le théâtre, même après deux succès, n’assurait à Friedrich von Schiller qu’une existence très précaire. Au lendemain de sa fuite, il avait accepté de se réfugier dans un village de Thuringe perdu dans les bois et de vivre dans une ferme que lui offrait la mère d’un de ses condisciples : Karoline von Wolzogen. En 1785 se produisit le tournant de sa vie, grâce à un lecteur de ses drames devenu son ami, Christian Gottfried Körner (1756-1831). La famille Körner offrit à Schiller une maison et un soutien, d’abord à Gohlis près de Leipzig, puis à Loschwitz près de Dresde.

Avec Körner commençait une longue amitié : jusqu’à la mort du poète, Körner n’a jamais cessé de lui écrire, de l’écouter et de l’aider. Dans l’existence de Schiller révolté contre tout ordre despotique, l’amitié d’êtres libres a joué plusieurs fois un rôle déterminant. Cet homme assoiffé d’indépendance a trouvé le soutien d’amitiés exceptionnelles. En 1790, il devait accepter une pension du duc d’Augustenberg, qu’il n’avait jamais vu, mais qui s’était alarmé à la nouvelle de la maladie du poète.

À Gohlis, dans la maison de Körner, Schiller vivra dans un milieu bourgeois, cultivé, sans faste, avec des échanges amicaux incessants qui lui donneront comme l’image d’une communauté vraiment humaine, d’une utopie idyllique d’hommes occupés de science, de beauté et d’harmonie. Plus tard, cet idéal, celui de gens de bien, groupés dans une ville de dimensions modestes, devait reparaître dans la politique comme dans la philosophie morale de Schiller à Weimar. Le bonheur nouveau de se trouver en communion avec ses contemporains, sans autres liens que ceux d’amitiés désintéressées, inspirait à Schiller, en 1785, l’Hymne à la joie (An die Freude), qu’on appelle aussi Hymne de Gohlis, sur lequel Beethoven* devait composer le final de sa neuvième symphonie.

Assuré désormais contre la solitude et la gêne, Schiller exalte l’amitié, le dévouement pour l’humanité, le triomphe de l’association contre les tyrans et les lâches. La violence agressive de son verbe s’estompe, la nature oratoire de son génie apparaît mieux ainsi que cet optimisme exigeant qui ne se sent lui-même que dans l’enthousiaste dévouement à l’idéal. Le discours de Schiller, d’abord brutal et directement provocant, devient hymne, ode, bientôt dithyrambe et toujours s’attache à exalter et transformer le réel. L’esthétique idéaliste commence à se former. Schiller renonce à l’action directe, prend les chemins de la rhétorique, de la métaphore, du rythme de la ballade et du drame. L’amitié de Körner et des siens efface le souvenir du duc Charles Eugène — « vieil Hérode », dit de lui le poète au moment de sa mort, en 1793.


« Don Carlos »

Au théâtre, la transformation a été marquée par Don Carlos, publié en 1787. Ce drame politique à la cour d’Espagne est aussi une tragédie de la liberté, mais une tragédie « optimiste », c’est-à-dire ouverte sur l’avenir.

De l’histoire, Schiller retient l’anecdote de Carlos, jeune prince généreux révolté contre son père Philippe II, qui vient d’épouser une jeune princesse de France dont l’infant était épris. Il y a de quoi écrire un drame sombre, complexe et meurtrier à la manière de Shakespeare, ce que Schiller aurait fait sans doute quelques années plus tôt. Pendant qu’il y travaille, dans sa retraite de Bauerbach, les perspectives ont changé, l’intérêt s’est porté sur les idées et les révolutions. Schiller, en qui grandit l’historien, se prend d’intérêt pour les courants politiques et les idées qui les ont menés. L’esprit de tolérance opposé à l’Inquisition, la liberté des Flandres qui va secouer le despotisme de Philippe II lui apparaissent comme les linéaments de la libération par ces dernières en même temps que le retour au « droit naturel ». Don Carlos devient un sujet politique.

L’intrigue amoureuse y demeure — elle y est même double —, mais le plus souvent dans la coulisse et, quand elle est sur scène, elle ne peut faire oublier tout à fait la politique. Car le personnage principal, autant que Carlos ou Philippe son père, est devenu le marquis de Posa, une invention de Schiller : noble dévoué au bien public, animé par l’amour des hommes, sans peur et sans reproche, Posa voudrait faire de Carlos, son élève, le modèle des souverains humanistes. De tous les personnages de Schiller, il est probablement le plus proche de ce que le poète lui-même aurait rêvé d’être.

Chevalier de Malte et grand d’Espagne, Posa aurait été citoyen du monde et franc-maçon au siècle de Lessing et de Schiller. Brave comme le Cid ou comme Bayard, défenseur des libertés flamandes comme le comte d’Egmont, il est aussi un disciple de Rousseau : il veut redonner aux hommes, rendus à la liberté, leur visage altéré par la servitude, l’hypocrisie, la superstition. Mais ce n’est pas un rêveur et il va droit chez le roi lui réclamer la liberté pour les opprimés, de sorte que ce personnage fait de Don Carlos une pièce politique, la seule où se soit exprimée, à la veille de 1789, une génération qui était en même temps « éclairée » et rousseauiste.

Don Carlos est une pièce trop compliquée. Schiller l’a reconnu quand il l’a comparée à l’Egmont de Goethe, écrit au même moment et dont le plan est bien mieux tracé. Les personnages ont de la couleur ; ceux de Schiller ont du feu et une éloquence qui les dévore. Posa est un homme aliéné à son idéal, voué au service de la liberté, un soldat de la bonne cause, alors que l’Egmont de Goethe, qui combat lui aussi contre Philippe II, est un grand seigneur désinvolte qui court à un rendez-vous au lieu d’écouter ses conseillers. Devant la mort, l’un et l’autre en appellent à l’avenir. Posa remet toute sa foi au prince Carlos, qui lui survit et qui devra essayer d’incarner « le rêve audacieux d’un nouvel État ». En mourant, Posa lui avait dit :
« Régner est ton métier,
Le mien aura été de mourir pour toi. »