Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Schiller (Friedrich von) (suite)

À la vérité, les scènes allemandes, dans la seconde moitié du xxe s., montent surtout ses œuvres de jeunesse et, en premier lieu, les Brigands (Die Räuber). Le succès de la création, le 13 janvier 1782, au Théâtre national de Mannheim, en pays de Bade, rendit célèbre du jour au lendemain le nom de Friedrich von Schiller dans tous les pays allemands. Elle était l’œuvre d’un médecin militaire wurtembergeois qui l’avait écrite en cachette, et son succès décida aussi du destin de son auteur.

Schiller, dont le père était officier du duc Charles Eugène de Wurtemberg, avait été mis en pension à quatorze ans dans une sorte d’école des cadres fondée par un prince qui voulait moderniser son pays. À la maison, deux femmes, sa mère et sa sœur, offraient au jeune Schiller, enfant sentimental et emporté, un refuge contre la raideur paternelle. Mais le pensionnaire de la Karlschule, l’école où il entra en 1773, ne connut plus que l’autorité, car le prince, père tout-puissant de ses élèves, dont il dirigeait à la fois les études et les consciences, était comme une incarnation de l’omnipotence divine. Son gouvernement se voulait éclairé, mais il était d’abord despotique et si méticuleux qu’il ne restait guère de place libre dans l’emploi du temps de Schiller, qui dut lire secrètement les auteurs allemands du temps. Après avoir fait d’abord du droit, le jeune homme entreprenait, sur ordre, en 1775, des études de médecine.

Son maître de philosophie, qui avait gagné sa confiance, lui fit lire beaucoup d’auteurs modernes, français, anglais, et c’est dans Leibniz que Schiller trouva l’idée d’une harmonie universelle, à la fois rationnelle et idéale. Il cherchait dans la méditation et l’étude ce que la réalité lui refusait ; il vivait dans un monde selon son rêve idéaliste.

Sa révolte contre un ordre imposé ne fit que grandir lorsqu’il sortit de l’internat en 1780 pour devenir médecin militaire stagiaire dans un régiment de Stuttgart. Dans un petit État monarchique comme était le Wurtemberg, les sujets du prince vivaient sous une surveillance constante, à la fois de l’opinion et de la police, un peu comme dans la Chartreuse de Parme. Contrainte double pour qui est militaire sans vocation et ne peut quitter sa ville de garnison sans un sauf-conduit.


« les Brigands »

La rébellion de Friedrich Schiller s’est exprimée d’abord, très indirectement, dans des poèmes, puis, avec une violence sans retenue, dans une pièce commencée à l’académie et terminée à Stuttgart : les Brigands. Le héros du drame, Karl Moor, privé de l’affection paternelle par les manœuvres de son frère Franz, ne voit comme moyen pour « venger l’humanité offensée » que la négation de l’ordre légal. Il ne peut soutenir sa révolte qu’en se mettant à la tête d’une bande de brigands. Mais ses compagnons, venus à lui pour des raisons variées, tuent et pillent sur leur passage, si bien que leur chef, traqué, finit par rendre les armes : « Deux gaillards comme lui suffiraient à ruiner l’édifice du monde moral. »

Idéaliste et rousseauiste, persuadé que l’ordre naturel est bon s’il n’est pas contrarié par la scélératesse des hommes et des lois, Karl Moor voulait renverser un ordre social corrompu, dont son frère est l’incarnation. Comment ne pas braver la loi quand elle est contre toute justice ? Mais comment trouver aussi le moyen de renverser l’ordre établi sans le secours des violents ? Karl Moor meurt de ce tragique déchirement entre l’honneur et le destin, entre les moyens de la force et le service d’un idéal. Sous une forme ou une autre, cet irréductible partage traversera toutes les pièces de Schiller, sauf la dernière.

Mais, en 1782, Karl Moor apparut comme un porte-parole pathétique et enflammé de la jeune génération, celle des génies méconnus et du « Sturm und Drang », où grandissaient les forces et les ambitions d’un tiers état tenu dans une tutelle si étroite et si multiple que sa révolte fut, en même temps, radicale et idéale. Avant Schiller, Lenz*, Maximilian von Klinger, Leopold Wagner, Goethe* aussi avec son Götz von Berlichingen avaient trouvé le même public. Le Karl Moor de Schiller sut l’enflammer.

Le duc de Wurtemberg comprit le danger de cet enthousiasme et fit interdire à Schiller de publier quoi que ce fût sans son autorisation. Il ne lui avait pas échappé que cette pièce visait son autorité. Ainsi l’entendit aussi à Paris l’Assemblée législative quand, en 1792, elle fit Schiller citoyen d’honneur, après avoir entendu l’éloge des Brigands.

La réponse de Schiller à son souverain maître fut de fuir le Wurtemberg, un jour de septembre 1782, en compagnie d’un ami sûr, le musicien Andreas Streicher (1761-1783). Alors commença une vie errante et parfois misérable d’où Schiller devait être tiré par la générosité de plusieurs de ses amis.

C’est dans la solitude et la fièvre que Schiller, libre et fort de cette seule liberté aussi longtemps qu’il ne reverrait pas le Wurtemberg, a écrit ses pièces des années suivantes. La Conjuration de Fiesque à Gênes (Die Verschwörung des Fiesko von Genua, 1783) est plus politique et plus radicale encore que la première. Le républicain Fiesque, aussi passionné que Moor, est plus conquérant, plus seul aussi, car il ignore délibérément ce qui n’est pas sa foi : « Solitaire et inconnu, il engendre un monde [...] il roule dans son cœur ardent des plans titanesques. » Il complote pour la liberté et serait capable de faire sauter le monde.

En 1784, deux ans après les Brigands, le théâtre de Mannheim donnait Intrigue et Amour (Kabale und Liebe), drame dont le décor et les personnages sont ceux d’une résidence princière de l’époque, où on voit s’opposer un monde aristocratique, cynique à la famille de l’honnête musicien Miller. Luise Miller est aimée de Ferdinand, jeune officier honnête, mais le président Walter, père de celui-ci, monte contre eux une intrigue meurtrière où ils périssent l’un et l’autre. La scène la plus célèbre, et la plus audacieuse, de la pièce dénonce le commerce que faisaient alors certains princes allemands en recrutant de force des hommes vendus ensuite au roi d’Angleterre pour ses troupes coloniales. Dénonciation demeurée fameuse parce qu’elle fut la seule sur la scène allemande et qu’elle est dite avec une éloquence émouvante dont les pièces de Schiller ont toutes gardé la marque. Le drame bourgeois allemand avait trouvé son expression achevée. Avec les Brigands, c’est la pièce qui a gardé la faveur des metteurs en scène du xxe s.