Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

sceptiques (les) (suite)

La source la plus ancienne est en fait Cicéron* dans ses Académiques et ses Tusculanes, mais il faut tenir compte du fait que, ne connaissant pas le mot grec skeptikos et n’usant pas du mot latin scepticus, Cicéron ne parle peut-être pas vraiment du scepticisme, mais envisage surtout les polémiques de deux sceptiques, Arcésilas et Carnéade, avec le stoïcien Chrysippe. C’est peut-être d’ailleurs de cette dualité de sources et du caractère partiel de l’exposé de Cicéron que naquirent les erreurs des Modernes sur le scepticisme. D’après les Académiques, en effet, qui furent la source de Sénèque, saint Augustin, Hume, Kant ou Hegel, le scepticisme antique se présente comme un nihilisme radical. Mais les sources grecques présentent en fait un point de vue beaucoup plus positif : elles nous montrent le scepticisme comme une philosophie dont les critères sont la vie, l’expérience, le phénomène et qui est en fait une réaction contre tout dogmatisme.


Les philosophes sceptiques de l’Antiquité

On a fait de Pyrrhon (v. 365 - 275 av. J.-C.), le fondateur du scepticisme grec. Il naquit à Elis dans le Péloponnèse et fut peintre avant de se convertir à la philosophie sous l’influence de l’Abdéritain Anaxarque ; en sa compagnie, il suivit Alexandre le Grand lors de sa campagne d’Asie. De retour à Elis, il fonda une école qui eut vite une grande réputation ; il y vivait pauvrement et simplement en compagnie de sa sœur, qui, comme plus tard la mère de Socrate, était sage-femme. Lui-même, remarquable par son impassibilité et sa maîtrise de soi, n’écrivit rien. Mais son élève Timon (v. 320 - v. 230 av. J.-C.) est l’auteur de plusieurs ouvrages : les Silles (mot à mot : « regards louches »), les Images, le Python (un dialogue), Sur les sensations et Contre les physiciens (deux traités en prose).

Plus tard, après une éclipse, une certaine forme de scepticisme est pratiquée par ceux qu’on appelle les « néo-académiciens », Arcésilas (v. 316 - v. 241 av. J.-C.) et Carnéade (v. 215 - v. 129 av. J.-C.).

Puis l’école renaît grâce à Ænésidème, dont l’œuvre est très bien connue, si la vie, elle, est presque totalement dans l’obscurité (on se demande s’il vécut au temps de Cicéron, ou un siècle plus tard, et s’il enseigna à Alexandrie). Viennent ensuite Agrippa (fin du ier s. - début du iie s. apr. J.-C.), célèbre par les cinq arguments que lui attribue Diogène Laërce, et Sextus Empiricus enfin, qui, comme son nom l’indique, appartenait à l’école empirique (« empirique » étant alors synonyme de « médecin »), mais dont la vie, située entre le début du iie s. et la seconde moitié du iiie s. apr. J.-C., est entièrement dans l’ombre pour nous.


La théorie des sceptiques

Il appartient aux sceptiques d’avoir donné toute son importance à un concept que reprit la philosophie classique (Platon*) et moderne (Kant*), celui de phénomène. Or, il est intéressant de noter qu’au départ ce concept est plus physique que philosophique, et corollaire d’une théorie de la vision : pour l’Antiquité grecque, la vision résulte de la rencontre de deux flux lumineux, celui que l’objet émet ou réfléchit et celui que l’œil envoie en quelque sorte à sa rencontre. Le nom de phénomène est en fait donné à ce qui naît de la rencontre de ces deux flux. C’est l’objet visible. Mais de cette conception du phénomène naissent deux conséquences philosophiques fort importantes : c’est que, d’une part, ce n’est jamais l’objet en lui-même qui est appréhendé ; le visible dissimule donc le réel devenu invisible ; d’autre part, le phénomène tient toujours en quelque sorte du sujet, ce qui veut dire que tout est relatif... La physique grecque place donc, au temps de Pyrrhon, les philosophes dans l’alternative suivante : ou bien considérer que la science porte sur une réalité non phénoménale, non sensible, intelligible donc (et ce sera le cas de Platon), ou bien faire des phénomènes le seul critère auquel on puisse se tenir, et c’est ce à quoi revient l’empirisme des sceptiques ; ils prennent donc la sensation pour guide, tels les cyrénaïques, ou la vie pour guide, tels les pyrrhoniens. D’après Timon, il serait même possible de tirer d’un tel phénoménisme des leçons de sagesse et de sérénité : car le fait de constater que les choses ne manifestent entre elles aucune différence absolue permet de demeurer sans opinion et sans penchant, d’échapper donc à tout trouble de l’âme, pour se borner à dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus ceci que cela... ce qui conduit à l’aphasie et à l’ataraxie.

Plus tard, avec les stoïciens* Zénon (v. 335 - v. 264 av. J.-C.) et Chrysippe (281 - 205 av. J.-C.), la conception du phénomène évolue et fait intervenir une activité de l’esprit : l’imagination capable de saisir la cause de l’objet de la sensation, en elle-même purement passive. Il serait alors possible de saisir l’objet en lui-même. Mais contre eux, Ænésidème soutient le relativisme de la connaissance et l’impossibilité, pour la représentation, de saisir l’essence de la chose. Au contraire des Modernes qui, comme Descartes* dans les Méditations, laisseront le doute envahir leur esprit dans sa totalité, Ænésideme et Sextus Empiricus insistent sur la séparation des facultés sensitives et imaginatives ou concevantes, le doute étant non l’angoisse qu’il sera chez Descartes, mais l’expression paisible d’une imagination et d’un entendement dogmatiquement inactifs.

Mais ce silence de l’esprit n’est pas un donné ; il s’obtient par ces remèdes appropriés que sont la logique et la dialectique sceptiques. Ici, il ne s’agit plus, comme chez Platon, de défendre un système contre ses adversaires, mais de couper l’âme en deux, en empêchant l’entendement de dogmatiser, tout en faisant confiance aux sens et à la vie. Dans ce but, les sceptiques imaginèrent cinq arguments, qui tous montrent la faiblesse du dogmatisme, soit par son début (argument de l’hypothèse : il y a au début de tous les raisonnements dogmatiques une hypothèse, c’est-à-dire quelque chose qui est posé sans être démontré et qu’on peut donc refuser d’admettre), soit par sa fin (argument de la régression à l’infini ; toute preuve renvoie à une autre preuve et ainsi à l’infini ; ainsi en ce qui concerne les définitions : toute chose se définissant par une autre, il n’y a pas de définition absolue).

Ces arguments, qui exaspérèrent bien des esprits, sont sans doute plus acceptables et plus intéressants si on les prend pour ce qu’ils sont réellement. Des sortes d’analgésiques, de tranquillisants de l’âme, rendus nécessaires par le scientisme de l’époque et la prétention dogmatique à tout connaître.