Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

saxophoniste de jazz (suite)

« Bâton noir » et « carotte »

Jusqu’au milieu des années 20, le seul instrument à anche simple régulièrement utilisé par les jazzmen fut la clarinette (surnommée blackstick : « bâton noir »). S’il n’y eut pas à la Nouvelle-Orléans, au début du siècle, de véritable tradition du saxophone, c’est en grande partie pour des raisons économiques et culturelles — la complexité de son mécanisme, le métal dont il est fait font du saxophone l’un des instruments à vent les plus coûteux et les plus fragiles ; d’autre part, les premiers « souffleurs » louisianais ne reçurent souvent pour seul enseignement, au niveau de la pratique instrumentale, qu’un mélange de traditions d’origine européenne où, on l’a vu, la clarinette avait une place beaucoup plus importante que celle du saxophone. C’est à Chicago, notamment, que des jazzmen, afin d’élargir leur palette de timbres, commencèrent, à utiliser le saxophone, mais plutôt comme une variante de la clarinette. À de rares exceptions près, ces premiers « saxophonistes » étaient des clarinettistes désireux de diversifier leur travail ou à qui un chef d’orchestre avait demandé de produire une couleur sonore inhabituelle. Ainsi les clarinettistes Johnny Dodds, Albert Nicholas, Orner Simeon, Buster Bailey, Darnell Howard, Mezz Mezzrow et Frank Teschemacher peuvent-ils être considérés aussi comme les premiers saxophonistes de l’histoire du jazz. Leur travail se limitait à une transposition de leur style, de la clarinette à l’alto (v. clarinette).

S’ils eurent le mérite de faire du saxophone un instrument de jazz, leur contribution au développement de la technique du saxophone fut relativement négligeable. De même, les premiers saxophonistes ténors furent, presque tous, d’abord des clarinettistes — à l’exception de Coleman Hawkins*, qui, après avoir étudié le piano et le violoncelle, se consacra exclusivement au ténor. Quant au soprano (ou « carotte » dans l’argot des musiciens), il fut longtemps considéré comme « une sorte de clarinette », plus facile à manier, mais d’une justesse problématique. Le clarinettiste Sidney Bechet* et le saxophoniste alto Johnny Hodges (surtout célèbre pour son travail dans l’orchestre de Duke Ellington*) s’imposèrent, dans la période « classique » de la musique négro-américaine, comme les sopranistes les plus remarquables. Nombre de musiciens de style dixieland, notamment Bob Wilber, furent au soprano disciples de Bechet. À l’opposé, le saxophone basse fut surtout utilisé en grand orchestre pour donner de la profondeur à la sonorité d’ensemble. En dépit de ses dimensions encombrantes, il fut manipulé avec quelque bonheur, dans les années 20, par Adrian Rollini et Min Leibrook, sa fonction de soutien étant assez proche de celle du trombone dans les premiers orchestres New Orleans. Enfin, si les saxophonistes barytons sont assez peu nombreux dans le jazz, il convient de préciser que le baryton est encore plus rarement utilisé par les orchestres symphoniques. Encombrant, de maniement difficile, c’est un des « vents » les plus puissants et les plus spectaculaires.


Les voix du milieu

L’alto, le ténor et le baryton commencèrent à apparaître régulièrement dans les orchestres de jazz vers le milieu des années 20, c’est-à-dire au moment où se formaient les premiers « big bands » (v. orchestre) et où l’écriture orchestrale devenait plus complexe, faisant appel à des instruments moins familiers que les traditionnels trombones, trompettes et clarinettes. Tandis que le public des danseurs ne cessait d’augmenter et que, pour satisfaire la demande croissante, les compositeurs-arrangeurs inventaient de nouvelles formules rythmiques, de nouveaux thèmes, le saxophone allait être, parmi les instruments utilisés par les jazzmen, le principal bénéficiaire de ce besoin de diversité, de changement systématique inhérent aux phénomènes de mode. Quels que soient le tempo, le climat, le rythme, le volume sonore exigés, il pouvait, en toutes circonstances — mieux même que les autres « vents » de l’orchestre —, « faire l’affaire » et jouer sans problème les lignes mélodiques les plus complexes. Par sa mobilité et ses possibilités apparemment illimitées de nuances, il était en fait l’instrument le plus proche de la voix humaine, le plus « chantant ». De ce seul point de vue, il convenait parfaitement à la musique afro-américaine, qui, même quand elle n’est pas vocale, est toujours plus ou moins « vocalisée ». Aussi, du statut d’instrument accessoire, passa-t-il très vite à celui d’instrument majeur. Pour des raisons d’acoustique et d’équilibre sonore, il finit par s’imposer — littéralement — au premier plan de l’orchestre. L’alto jouant un rôle directeur (lead alto — par exemple Marshall Royal chez Count Basie), suivi souvent d’un autre alto, d’un ténor (parfois de deux, ou même de trois) et d’un seul baryton, la section des anches occupait ainsi dans le grand orchestre de jazz une place aussi décisive que les cordes dans un orchestre symphonique. Selon le style voulu par le leader (sauf quand celui-ci jouait le rôle de clarinettiste soliste — par exemple Benny Goodman, Woody Herman), un clarinettiste s’ajoutait au groupe des saxophones (Jimmy Hamilton chez Duke Ellington) ou un des saxophonistes était chargé de jouer aussi de la clarinette (Harry Carney, également chez Ellington), tandis que le saxophone soprano et la flûte étaient utilisés, en fonction du répertoire, par un ou plusieurs saxophonistes. (Jerome Richardson, par exemple, joue non seulement de tous les saxophones, mais aussi du hautbois, du piccolo, de la flûte...) C’est dire que, si nombre de musiciens se sont imposés comme « spécialistes » d’un saxophone particulier, relativement rares sont ceux qui n’ont pas joué d’autres instruments de la même famille.


Le lapin, l’oiseau et le passeur

Si les historiens du jazz ont parfois retenu les noms d’altistes comme Pete Clark (dans le grand orchestre du batteur Chick Webb), Don Redman (également leader d’un big band), Frankie Trumbauer (compagnon du cornettiste Bix Beiderbecke et l’un des rares jazzmen à avoir utilisé le saxophone en ut), Edgar Sampson (qui composa Stompin’ at the Savoy et Don’t be that way), Dave Matthews (arrangeur qui jouait aussi du ténor), Howard Johnson (qui fit partie de nombreux grands orchestres), Scoops Carry, Porter Kilbert, ils s’empressent de préciser que les Grands du saxophone alto restent — du moins jusqu’à l’apparition de Charlie Parker* — Benny Carter et Johnny Hodges, qui eurent d’innombrables disciples et épigones. Ampleur du vibrato, inflexions, notes longues et comme enveloppées, allure nonchalante : la manière de Hodges, soulignée par certaines compositions d’Ellington, allait devenir synonyme de charme et de langueur, et être imitée avec plus ou moins de bonheur pendant des années. Comme « The Rabbit » (le lapin, surnom de Hodges), Benny Carter fit partie de grands orchestres dès le milieu des années 20 et, comme lui, fit de l’alto un instrument de douceur. Jugé souvent moins subtil, moins élégant, le style de Willie Smith, qui fut surtout mis en valeur dans l’orchestre de Jimmie Lunceford, indiquait une voie différente, où l’accent portait plutôt sur la vitalité rythmique. Hilton Jefferson (dans les orchestres de Fletcher Henderson et Cab Calloway), Stomp Evans, Otto Hardwicke (un des premiers compagnons d’Ellington, qui jouait aussi du soprano), Charlie Holmes (qui travailla avec Luis Russell et Louis Armstrong), Russell Procope (également clarinettiste chez Ellington), les chefs d’orchestre Charlie Barnet et Woody Herman, Johnny Bothwell, Ted Buckner, autant de noms à ajouter à la généalogie de l’alto et qui s’organisent autour — mais le plus souvent à la suite — d’un axe double Hodges-Carter. Parallèlement à celle des altos de grand orchestre devait se développer une manière plus rugueuse et plus épaisse avec Earl Bostic, Tab Smith, Louis Jordan et autres musiciens de rhythm and blues qui préfiguraient les saxophonistes hurleurs du rock* and roll.