Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Saussure (Ferdinand de) (suite)

Le « Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes »

Quelles que soient les raisons qui amènent F. de Saussure à garder le silence sur les problèmes de linguistique générale, il en résulte que la seule œuvre vraiment connue de son vivant, admirée ou critiquée, est le Mémoire de 1879. Ses autres articles, s’ils témoignent de la rigueur et de l’originalité de sa pensée (la question de l’intonation et de l’accentuation dans les langues baltiques), abordent souvent aussi des problèmes qui peuvent paraître marginaux (anagrammes, études étymologiques).

Le Mémoire, au contraire, pose d’emblée une question d’ensemble, non résolue par la méthode comparative traditionnelle : le système vocalique indo-européen. La théorie saussurienne postule un *A, défini comme un coefficient sonantique, c’est-à-dire un élément ayant des propriétés à la fois vocaliques et consonantiques (comme nos semi-voyelles /w/ et /y/) ; cet élément permet d’expliquer de manière relativement simple le jeu des alternances vocaliques indo-européennes. Le Mémoire présente encore un grand intérêt, non seulement parce que l’existence hypothétique de cet élément fut prouvée par la découverte, dans la langue hittite, d’une laryngale /ḥ/ correspondant au *A de F. de Saussure (Jerzy Kuriłowicz, 1927), mais surtout parce que cette méthode, fondée sur les relations internes, purement fonctionnelles, des éléments du système, sans recours à une description phonétique, annonçait de façon saisissante les concepts théoriques élaborés ultérieurement dans le Cours.


Le « Cours de linguistique générale »

S’ouvrant sur une critique incisive de la philologie et de la linguistique comparative historique, le Cours contient un ensemble de propositions théoriques et méthodologiques visant à définir l’objet de la linguistique, sa place parmi les autres sciences sociales et les concepts fondamentaux qui permettraient une analyse rigoureuse de l’objet délimité au préalable. Certaines des conceptions de F. de Saussure sur la nature du langage se retrouvent chez W. von Humboldt*, W. D. Whitney (1827-1894) ou J. Baudouin de Courtenay (1845-1929), mais le linguiste genevois reste le premier à avoir envisagé dans une perspective générale et cohérente les problèmes soulevés par ces considérations nouvelles et à avoir donné à la linguistique un premier appareil technique spécifique.

En refusant les conceptions antérieures, qui prennent avant tout comme justification théorique ou comme principe d’explication des critères extérieurs au phénomène linguistique lui-même, Saussure fonde la linguistique interne, qui « se place de prime abord sur le terrain de la langue et la prend pour norme de toutes les autres manifestations du langage ». Il faut, en premier lieu, définir ce qu’est la langue au moyen d’une méthode permettant l’identification des éléments qui la constituent et, ultérieurement, réintégrer, à partir des principes généraux définis précédemment, l’étude des phénomènes « externes » — historiques, géographiques, ethnologiques et autres — concernant le « langage » sous ses différents aspects. Le Cours suit cette double démarche en réunissant les articulations essentielles de la réflexion sur la langue dans une première partie, tandis que la seconde propose une interprétation nouvelle de problèmes linguistiques « externes ».

• Langue / parole. Cette première distinction s’inscrit dans le cadre de la psychologie associationniste et de la sociologie naissante de la fin du xixe s. Pour Saussure, le processus de communication linguistique est d’ordre psychique et social avant tout ; c’est ce qui constitue la langue, objet premier de l’analyse linguistique, « trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté ; un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau ou, plus exactement, dans les cerveaux d’un ensemble d’individus [...] » ; la manifestation de la langue sous forme vocale, comprenant un aspect physique et physiologique, est relativement accidentelle et secondaire. Mais il est évident que, par ailleurs, ce mécanisme, ce système ou ce code qu’est la langue n’apparaît qu’à travers la parole, actes de réalisation, toujours particuliers et variables, par le sujet exprimant sa « pensée personnelle ». Il s’agit donc de déterminer l’ensemble des règles abstraites qui régissent ce système supra-individuel (modèle collectif) sous-jacent à toute actualisation par la parole, en étudiant les « faits de paroles », dont seront éliminées toutes les variables individuelles pour ne retenir que les constantes communes à tous les locuteurs d’un groupe social donné qui a intégré le « mécanisme » de la langue.

• Signe, signifiant, signifié. Le signe linguistique est défini comme une entité purement psychique unissant une « image acoustique », le signifiant — représentation mentale d’une suite sonore —, à un concept, le signifié — représentation mentale d’une idée ou d’une chose.

Ces deux aspects, indissolublement liés dans la conscience du sujet parlant, donnent à la totalité qu’est le signe linguistique ses deux caractères fondamentaux : arbitraire et linéaire. Le signe linguistique est arbitraire parce que le lien qui unit le signifié au signifiant est d’ordre conventionnel (par conséquent social), imposé aux membres d’une même communauté, sans que ce lien soit « naturel » : la représentation de la suite sonore /b œ f/ n’a aucune attache avec l’idée même ou la notation de « bœuf » dans la réalité. Il s’agit donc d’une entité psychique et sociale qui relève du système de la langue et non de la libre réalisation individuelle. Le caractère linéaire du signe linguistique est dû à la nature auditive du signifiant, qui se déroule dans une dimension temporelle (chaîne parlée) ; cela impose une organisation particulière au système de signes qu’est la langue parmi tous les autres systèmes de signes possibles. L’ensemble de ces systèmes devrait faire l’objet d’études spéciales dans le cadre d’une « sémiologie générale » dont la linguistique serait une branche essentielle, car la langue est le plus développé de tous ces systèmes et existe dans toutes les sociétés humaines.