Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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salons, académies, clubs, cafés : l’espace littéraire (suite)

On n’a que trop tendance à considérer l’écrivain dans sa solitude, réelle, certes, au moment où il fixe une partie de son comportement sous la forme d’une trace notant un certain discours, mais limitée dans sa durée à l’acte d’écrire. En amont et en aval de cet acte, l’écrivain n’est — sauf rares exceptions — jamais seul. L’œuvre qui, en fin de compte, paraîtra en librairie et, plus encore, celle qui sera éventuellement lue par les générations ultérieures prend son origine en lui, mais elle est dans sa genèse la résultante de nombreux facteurs de tous ordres qui réagissent les uns sur les autres à l’intérieur de l’espace de communication que l’insertion sociale de l’écrivain et sa propre aptitude à communiquer dessinent autour de lui.

Il n’est pas toujours facile de percevoir cet espace. Cependant, on peut définir historiquement un certain nombre de lieux privilégiés qui, à certaines époques, lui donnent des limites géographiques nettes.


Des cours aux académies

Cette topographie n’a de sens qu’à partir du moment où l’écrivain commence à être perçu comme possédant une fonction sociale spécifique, c’est-à-dire comme appartenant à un groupe jouant un rôle consciemment perçu dans la société. Cela a été le cas dans la civilisation occidentale après le développement de l’imprimerie et donc de l’écriture comme moyen d’expression et de communication artistiques privilégié.

Cependant, certains cadres préexistaient à ce phénomène. Un des plus anciens est celui des cours royales, princières ou papales. Mais il faut reconnaître que, sous leur forme médiévale, ces cours ont servi de lieu d’incubation aux arts plastiques beaucoup plus qu’à ce qui ne s’appelait pas encore littérature. Elles ne sont devenues « littéraires » qu’à partir du xvie s. et l’ont été surtout durant les deux siècles suivant. Qu’on songe par exemple à celles de Louis XIV, de Frédéric le Grand ou de Catherine de Russie.

Mais la cour ne s’est jamais révélée pour l’écrivain un environnement aussi bon que pour le peintre, le sculpteur, l’architecte ou le musicien. À manier des mots on s’engage beaucoup plus explicitement qu’à manier le pinceau, le burin, le compas ou l’archet. Les règles sociales rigides qui régissent une cour, les tensions et les contradictions qui s’y développent de façon d’autant plus contraignante que le milieu est plus étroit et plus fermé conduisent à faire de l’écrivain un marginal toujours menacé de disgrâce s’il ne se conforme pas au discours conventionnel qui dissimule ces obstacles et s’il abdique sa nécessaire liberté d’expression.

Une des dernières cours « littéraires » de l’histoire fut celle de Napoléon III, et encore était-ce grâce à l’entremise de divers salons, notamment celui de la princesse Mathilde.

C’est en Italie, où les cours étaient nombreuses et où la vie intellectuelle était aussi intense que morcelée, qu’apparut très tôt une autre structure à la fois autonome et spécialisée : l’académie.

Il existait dès le Moyen Âge des sociétés de poésie, comme à Toulouse, en 1323, le Consistoire du Gai Savoir, qui devait, d’ailleurs, se constituer en académie en 1694.

L’académie n’est pas forcément littéraire. Elle est née du désir qu’ont eu les humanistes — et d’abord les humanistes italiens — de s’unir pour créer leur propre milieu intellectuel. C’était avant tout une démarche de minorité réagissant contre les stéréotypes culturels d’une société résistant aux mutations.

Les académies, qui pullulent en Italie dès la première moitié du xvie s., portent souvent des noms — surtout au début du xviie s. —, qui traduisent ce désir de non-conformisme (académies des Umoristi, des Lunatici, des Estravaganti, des Fantastici, des Infiammati, etc.). On en compte plus de cinq cent cinquante. Le nom d’académie, choisi pour les désigner génériquement, évoque les jardins d’Akadêmos, où Platon avait établi son école. La plupart d’entre elles, résolument tournées vers le nouveau savoir révolutionnaire, se sont surtout préoccupées de sciences exactes et naturelles. Cependant, une des plus anciennes, fondée en 1582, fait une large place à la littérature. C’est l’académie della Crusca (ou Furfuratorum), où, sous l’influence de Leonardo Salviati (1540-1589), s’élabora une partie de ce qui devait devenir le baroque littéraire. Cette académie existe encore et, comme l’Académie française, elle s’est consacrée notamment à l’élaboration d’un dictionnaire. L’organisation systématique de la culture écrite naissante dans les langues modernes a été une des tâches fondamentales des académies. Si l’on s’en gausse parfois un peu et si l’on estime (non sans raison) que l’entreprise est, de nos jours, stérilisante, il ne faut pas oublier qu’en son temps elle a été un des épisodes décisifs d’une révolution culturelle sans précédent.

Quand s’est fondée l’Académie française en 1635 à l’initiative de Richelieu, l’entreprise n’avait pas changé de nature, mais il s’y rajoutait un élément politique qui est sa récupération au bénéfice de l’unité nationale. La récupération est plus nette encore dans le cas de l’Académie royale espagnole, fondée en 1713 et approuvée l’année suivante par Philippe V, et de toutes les académies de même type que la monarchie espagnole suscita dans son empire colonial. L’existence des académies latino-américaines a été jusqu’au xxe s. le meilleur garant de l’homogénéité du monde hispanophone.

Il serait injuste de minimiser le rôle joué par l’Académie française, même si elle n’a pu assurer l’immortalité à la plupart de ses membres. Mais on peut se demander si, mis à part de brèves périodes de son histoire, elle a vraiment été un milieu d’incubation littéraire. Institutionnalisée, prisonnière de son statut clérical — c’est-à-dire de gardienne d’un héritage culturel —, elle n’a pas été propice à la novation.