Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Salazar (António de Oliveira) (suite)

En même temps, une opposition se renforce dans le pays. Un des appuis du régime, l’Église, se dérobe : en juillet 1958, la lettre de l’évêque de Porto marque la première rupture. Nombre de clercs commencent à se poser le problème de la légitimité des méthodes employées. L’opposition éclate même au grand jour, et les élections présidentielles de 1959 montrent, même parmi cette minorité privilégiée qu’est le corps électoral, la vigueur du mouvement de protestation. Pourtant, malgré la faillite de la politique du président du Conseil, malgré l’ampleur de l’opposition, le régime se maintient. Deux raisons peuvent expliquer ce fait : d’une part, la rigueur accrue de la répression policière du pays, qui contraint les opposants au silence, à la prison ou à l’exil ; d’autre part et paradoxalement, les soulèvements nationalistes outre-mer. Car l’orgueil national se sent concerné. Développant ses arguments antérieurs, Salazar affirme le 30 juin 1961 : « Il y a manifestement une grave erreur à considérer les provinces portugaises d’outre-mer comme des territoires purement coloniaux ; erreur à penser que notre constitution politique pouvait sanctionner l’intégration de territoires dispersés, s’il n’existait effectivement une communauté de sentiments suffisamment expressive de l’unité de la nation. » Face à l’O. N. U., c’est l’appel au chauvinisme lusitanien. En même temps, une habile propagande fait redouter que le Portugal, réduit au continent, ne soit rapidement la proie de l’Espagne. Dans ces conditions, il importe de se regrouper autour du vieux chef. Paradoxalement, on peut dire que la révolte des territoires africains sauve le régime, alors qu’il est critiqué non seulement par les forces populaires et par une partie de l’Église, mais même, au sein des sphères gouvernementales, par de jeunes technocrates qui lui reprochent ses options économiques dépassées.

Appelé au ministère en 1928, président du Conseil en 1932, Salazar, maintenu en place malgré la terrible crise de 1961 (v. Portugal) restera au pouvoir jusqu’en septembre 1968. Seule la maladie l’en écartera. Toutefois, le « salazarisme » est mort depuis les années 50, date à laquelle de grandes options économiques ont dû être repensées. Si le cadre primitif se maintient (constitution, méthodes de gouvernement), ce sont les orientations des dix dernières années qui se poursuivent et s’accélèrent.

C’est sans difficulté que Marcelo Caetano assume la présidence du Conseil en septembre 1968. Malgré quelques changements formels, la vie politique se poursuit ; mais, ce n’est plus un homme seul qui est au pouvoir, c’est toute une classe, celle des technocrates, qu’irritaient les lenteurs du vieux guide. Cependant, en mai 1974, Caetano sera renversé par un mouvement d’officiers et un régime démocratique s’instaurera au Portugal.

Plus qu’une doctrine, un type de régime, le « salazarisme » aura été une aventure individuelle, fût-elle subie par tout un peuple.

J. M.

➙ Portugal.

 P. Sérant, Salazar et son temps (les Sept Couleurs, 1961). / J. Ploncard d’Assac, Salazar (la Table ronde, 1967). / C. Rudel, Salazar (Mercure de France, 1969).

Salinger (Jerome David)

Écrivain américain (New York 1919).


Avec un seul roman, The Catcher in the Rye (l’Attrape-Cœurs, 1951), et quelques dizaines de nouvelles, Salinger remporta, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un succès exceptionnel — comparable à celui de Fitzgerald dans les années 20. Certains livres, certaines chansons coïncident ainsi exactement avec l’atmosphère et la sensibilité d’une époque. Dans l’Attrape-Cœurs, dans cette histoire du jeune Holden Caulfield, chassé de son pensionnat, qui erre pendant trois jours dans les rues de New York en quête de pureté, Salinger a créé un personnage en qui des millions d’étudiants et de collégiens américains se sont reconnus. Il a aussi inventé un argot, avec des mots comme phony (truqué) et lousy (moche), qui est devenu le code, le signe de reconnaissance des campus universitaires. L’Attrape-Cœurs, qui fait sa fugue avant sa crise de nerfs, dénonce le monde truqué des adultes avec la furia romantique, l’innocence désespérée des adolescents gâtés. Les jeunes Américains ont trouvé en Salinger le nouveau romantisme qu’ils cherchaient et cette silhouette mythique du « rebelle innocent » qui correspond au « bon sauvage » du xviiie s. Ce ne sont pas seulement les adolescents, mais tous ceux que la crise de la famille, de la religion, de la morale a laissés seuls et désemparés, toutes les consciences malheureuses de la « foule solitaire » qui se cherchaient un grand frère et le trouvèrent en Salinger : « Ce qui me met vraiment K. O., explique le héros de l’Attrape-Cœurs, c’est un livre dont vous aimeriez, lorsque vous l’avez fini, que l’auteur soit un grand copain à vous, de manière à pouvoir l’appeler au téléphone quand vous en avez envie. »

C’est la définition même de l’apostolat littéraire de Salinger. Celui-ci a inventé un art qui tient à la fois du courrier du cœur, de la publicité et de la confession. Il reçut effectivement des millions de coups de téléphone. Ses « fans » formèrent des clubs. Le phénomène Salinger, plus qu’une mode, devint une mystique dans les années 50.

Salinger est le romancier de l’adolescence, de la crise quand on découvre les laideurs de la vie, les injustices, les impostures. Il est le romancier des cœurs gros, de la première nausée existentielle. Des millions de jeunes Américains ont fait de ses deux héros, Holden Caulfield et Franny Glass, leurs modèles, parce qu’ils parlent leur langue, disent leur rébellion. Après des décennies de roman politique et de roman social, qui étaient des livres d’adultes, les jeunes ont trouvé en Salinger un romancier qui écrit ce qu’ils pensent avec leurs mots mêmes.

Salinger est un auteur très secret. On sait peu de chose de lui. Peu de gens l’ont vu. Certains prétendent qu’il n’existe pas. Ce serait un syndicat d’auteurs anonymes, travaillant scientifiquement sur papier millimétré. Jérôme David Salinger naît à New York, comme son héros, en 1919, d’une famille juive et irlandaise assez aisée. Élève assez médiocre de la Manhattan Upper West Side School, il y est, comme Holden, capitaine de l’équipe d’escrime. À quinze ans, il entre au prytanée militaire de Valley Forge, qu’il déteste. Un de ses camarades s’y suicide en se jetant par une fenêtre, ce qui fournit l’obsession dominante de l’Attrape-Cœurs. En 1937, invité à succéder à son père dans le commerce, Salinger fait un voyage en Europe. Puis il choisit d’écrire et s’inscrit, à l’université Columbia, au cours de « creative writing » de Whit Burnett. Il donne quelques nouvelles à Story, à Collier’s et au New Yorker, où il apprend un certain style à effet, très recherché. Il sera toujours un grand rhétoricien, en quête du mot juste. En 1942, il est mobilisé et débarque en Normandie le 6 juin 1944, comme il le raconte dans For Esmé with Love and Squalor (Pour Esmé avec amour et abjection, 1950).