Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Saint-Simon (Claude Henri de Rouvroy, comte de) (suite)

En novembre 1819, le texte plus tard connu sous le nom de Parabole lui vaut à la fois des poursuites et la notoriété. Inutiles à la nation sont tous ceux qui ne produisent pas : princes de la Cour et de l’Église, officiers et juges. Indispensables à la nation sont les travailleurs les plus modestes, des champs ou de l’atelier. Mais qu’on ne croie pas Saint-Simon d’un anticapitalisme sommaire. Dans la cité qu’il veut, les banquiers auront un rôle éminent. Des chefs d’industrie auxquels il s’adresse sans relâche, seul le baron Guillaume Louis Ternaux (1763-1833) s’intéresse à ses travaux et les subventionne.


Vers le socialisme

Découragé, le 9 mars 1823, Saint-Simon se tire dans la tête une balle de pistolet. Il ne réussit qu’à se crever un œil. Son disciple Olinde Rodrigues (1794-1851), pris de pitié pour son vieux maître, le débarrasse de tout souci matériel. Saint-Simon, comme s’il sentait venir la fin prochaine, publie en quatre cahiers le Catéchisme des industriels (1823-24) [aux trois premiers, la collaboration d’Auguste Comte* semble avoir été importante].

La pensée de Saint-Simon a évolué : il ne croit plus dans le régime parlementaire. Parmi les industriels, la part du prolétariat grandit. Dans ses rangs, il existe des hommes qui sont déjà capables d’administrer des entreprises ; on l’a vu lors de la phase montagnarde de la Révolution. Il faut en multiplier le nombre par l’éducation. Mais le socialisme saint-simonien est planificateur et technocratique plus qu’autogestionnaire.

À cette classe montante, il faut une morale et une religion. C’est à quoi tend le Nouveau Christianisme (avr. 1825). « Le but de la société doit être l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Au Saint-Simon dont l’industrialisme était la grande pensée a succédé un Saint-Simon socialisant. Mais il n’ira pas plus loin dans son évolution. Il meurt un mois plus tard.


Les saint-simoniens

L’opinion contemporaine n’avait guère vu en Saint-Simon qu’un original passionné. En quelques années, le nombre de ses disciples va grandir.

Armand Bazard (1791-1832), l’un des fondateurs de la « Charbonnerie », et Prosper Enfantin dit « le Père Enfantin » (1796-1864) publient en 1825-26 un journal de vulgarisation, le Producteur, qui leur vaut des adhésions. La plus notable est celle de Michel Chevalier (1806-1879).

En 1828, Bazard organise une série de conférences ; le texte, sans doute rédigé par Hippolyte Carnot*, second fils de Lazare Carnot, est édité sous le titre Doctrine de Saint-Simon : exposition.

À partir de 1830, Pierre Leroux (1797-1871) fait du journal le Globe un organe largement ouvert aux saint-simoniens. Ceux-ci se recrutent dans les professions libérales, chez les intellectuels, chez les officiers, plus que dans le peuple.

En 1829, Bazard et Enfantin, se donnant le titre de Pères de la religion saint-simonienne, créent rue Monsigny à Paris une Église. Les idées saugrenues d’Enfantin sur le rôle de la femme et la réhabilitation de la chair amènent le départ de Bazard et de Pierre Leroux, puis en août 1832 entraînent des poursuites en vertu du Code pénal, qui interdit les réunions de plus de vingt personnes. Le Père Enfantin, Ch. Duveyrier et M. Chevalier sont condamnés sans sursis à un an de prison. La communauté est dissoute. Mais cette répression n’éteint pas la flamme saint-simonienne : elle la projette au contraire dans les directions les plus diverses. C’est la diaspora saint-simonienne.

Les uns, accentuant le caractère socialiste de la doctrine, décrivent la lutte de classes en termes qui annoncent le Manifeste de Marx et d’Engels : « L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. Maîtres, esclaves ; patriciens, plébéiens ; seigneurs, serfs ; oisifs et travailleurs, voilà l’histoire progressive de l’humanité jusqu’à nos jours. » Ils annoncent le grand rôle économique que l’État va être amené à assumer : « [...] Il y aura tendance à ce que l’État devienne le dispensateur général du travail et de la rétribution et aussi d’une retraite accessible à tous. » (M. Chevalier, le Globe, 20 avr. 1832.)

Ainsi s’amorce le véritable âge d’or, fondé sur la suppression non seulement de l’héritage comme le voulait Saint-Simon, mais aussi de la propriété.

« [...] L’État et non plus la famille héritera des richesses accumulées en tant qu’elles forment ce que les économistes appellent le fonds de production. »

D’autres, plus pratiques, vont se consacrer à l’action dans l’économie. Devenu diplomate, Ferdinand de Lesseps*, reprenant l’idée des canaux interocéaniques qui hantait le maître depuis son voyage en Amérique, perce l’isthme de Suez (Saint-Simon semble avoir pensé d’abord à celui de Panamá). Enfantin se consacre à la construction de lignes de chemins de fer et publie un volume en deux tomes sur la colonisation de l’Algérie (1843). C’est un saint-simonien, I. Urbain, qui suggère à Napoléon III l’idée du « Royaume arabe ».

Michel Chevalier devient le conseiller économique de l’empereur et, croyant à la nécessité de développer le commerce entre les nations, est le négociateur français qui, avec Cobden*, met sur pied le traité de commerce franco-britannique de 1860 ; ainsi se desserrent les entraves protectionnistes. Mais l’isthme français ne jouera pas le rôle escompté. Isaac et Émile Pereire se consacrent à la banque en créant le Crédit mobilier. Paulin Talabot (1799-1885), comme Enfantin, s’intéresse aux chemins de fer et à l’Algérie. Adolphe Guéroult (1810-1872) fonde l’Opinion nationale et maintient un contact entre l’empereur et les milieux ouvriers.

Ainsi, les disciples de Saint-Simon mettent en œuvre sa conception nouvelle du rôle de l’État : substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses. Pour les plus hardis, la propriété collective des moyens de production, bien loin de gêner la propriété privée de biens de consommation, pourra la faciliter.

Enfin, dans le positivisme de Comte*, il passera plusieurs idées de Saint-Simon, et notamment celle-ci : la religion, loin d’être descendue du ciel sur la terre, est la projection vers le ciel d’un idéal terrestre.