Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de) (suite)

Les historiens modernes doivent être en garde contre le « maître impérieux » (Renan). Sa « philosophie » ne nous contente pas. Il est permis de sourire de certaine inflation du démoniaque. Mais, avant que de lui opposer d’illustres exemples, songeons qu’il est venu trop tôt — et d’un père né sous Henri IV ! — pour se convertir aux « lumières » et que, mémorialiste, il ne saurait être un « idéal témoin » : le passé, pour lui, est d’abord son passé, et l’histoire reste dans son histoire ; à d’autres, aux experts, de rétablir les proportions, de considérer les images et les choses à raisonnable distance, de redistribuer ombres et lumières, de convertir, si faire se peut, l’histoire saint-simonienne en une histoire sans « point de vue » (et de transformer un monument admirable en magasin de documents !).


Le politique

Pour juger Saint-Simon politique, il faut de même se garder des anachronismes, et le replacer dans un moment de l’histoire des idées. Ce qui nous apparaît un absurde système ne l’était pas nécessairement au temps de Louis XIV et de la jeunesse de Louis XV : la restauration d’une hiérarchie, la confirmation des droits de la naissance (il en est peut-être de plus exorbitants), un gouvernement de « conseils »..., un tel programme charmait d’autres esprits, chimériques il est vrai, mais nullement médiocres : un Fénelon, un abbé de Saint-Pierre, pour ne citer que les plus connus. Saint-Simon est du côté d’Henri de Boulainvilliers, mais cet aristocrate de l’opposition rencontre aussi Montesquieu. Malgré l’archaïsme d’une pensée s’inscrivant dans l’étroit juridisme d’un débat séculaire sur les rapports du monarque et de la nation, sa « politique » peut encore nous séduire dans la mesure où elle reflète la nostalgie d’un bel autrefois ; et il n’est nullement paradoxal d’affirmer que s’y exprime, et pathétiquement, un rêve de bonheur dont on a décelé la permanence à travers tout le Siècle des lumières. Surtout, l’auteur des Mémoires eut l’insigne mérite de protester contre l’intolérance : ses accents, quand il stigmatise l’odieuse invention des dragonnades, honorent l’homme autant que l’écrivain. Et, avec un Boisguillebert, un Vauban, le duc « patriote » et « citoyen » plaide en faveur des classes opprimées, imagine de grands remèdes (jusqu’à la banqueroute de l’État) susceptibles de soulager les pauvres et d’anéantir les « traitants ».

En bref, cette politique fondée sur une mystique de la tradition et une idéologie que l’on qualifierait d’essentialiste (il est des « lois fondamentales » du royaume) est — en ses effets oserons-nous dire spéculatifs ? — autant d’un réformateur que d’un esprit rétrograde. Mais, au xviiie s., une telle politique n’avait plus guère de prise sur la réalité : comme les civilisations, les « essences » sont périssables.


L’écrivain

C’est pourquoi Saint-Simon politique supporte mal la comparaison avec les « philosophes » ses contemporains, plus réalistes, ou dans l’utopie plus novateurs. Mais l’écrivain survit, splendide et solitaire. Fut-il conscient de ses dons ? Certaines formules inciteraient à penser qu’il fut « grand écrivain sans le savoir » (P. Audiat), s’il n’y avait là quelque coquetterie d’auteur. Connaissant admirablement sa langue, et par là même capable de la tyranniser, maître dans l’art du « fort-dire » (Montherlant), mais aussi virtuose de la suggestion, il ne recule devant aucune audace. Terrible dans l’invective, féroce dans l’éreintement, il ne hait pas les grands écarts de l’antithèse, de l’hyperbole ; il exploite mieux que personne toutes les ressources d’une rhétorique dont les pouvoirs sont aujourd’hui trop méconnus. L’exubérance verbale nous semble d’ailleurs moins caractéristique de ce style cyclopéen que la fulguration de l’ellipse, « figure » majeure de la poésie moderne.

On manquerait toutefois l’essentielle dimension de son génie si l’on ne retenait que les « beaux détails » de l’œuvre ; plus encore, si l’on en extrayait un album de caricatures, des morceaux de pamphlets, une sorte de roman burlesque. Ce « Tacite à la Shakespeare » (Sainte-Beuve) est un satirique à la d’Aubigné. Les Mémoires expriment une vision comme originellement tragique, et proprement fantastique, du réel, mais qui ne trouve que dans l’ultime convulsion d’un style son total épanouissement et comme la plénitude de sa résonance. Chef-d’œuvre de l’art baroque, cette œuvre colossale est le triomphe du verbe. Saint-Simon croyait, l’orgueilleux, soumettre sa vie à la vérité d’un témoignage ; voué au néant, « sinon par soi », il l’a soumise à l’écriture. C’était encore un beau tourment. Ses « mensonges » eussent-ils été plus nombreux, les Mémoires seraient la révélation seulement moins ambiguë d’un univers d’artiste.

Les œuvres de Saint-Simon

Mémoires de Saint-Simon, éd. A. de Boislisle (Hachette, 1879-1928 ; 41 vol. in-8o + 2 vol. de tables) ; nouvelle édition augmentée en cours de publication. Éd. Montpensier, 25 vol.

Écrits inédits de Saint-Simon, éd. P. Faugère (Hachette, 1880-1892 ; 8 vol. in-8o).

Projets de gouvernement du duc de Bourgogne, éd. P. Mesnard (Hachette, 1860, in-8o).

Grimoires de Saint-Simon, éd. Y. Coirault (Klincksieck, 1975, in-8o).

Y. C.

 A. Chéruel, Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV (Hachette, 1865). / C. Fatta, Esprit de Saint-Simon (Corrêa, 1954). / J. de La Varende, M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine (Hachette, 1955). / J. Roujon, le Duc de Saint-Simon, 1675-1755 (Wapler, 1958). / Y. Coirault, l’Optique de Saint-Simon (A. Colin, 1965) ; les « Additions » de Saint-Simon au « Journal » de Dangeau (A. Colin, 1965) ; les Manuscrits du duc de Saint-Simon (P. U. F., 1970). / G. Poisson, Album Saint-Simon (Gallimard, 1969) ; Monsieur de Saint-Simon (Berger-Levrault, 1973). / R. Judrin, Saint-Simon (Seghers, 1970). / J.-P. Brancourt, le Duc de Saint-Simon et la monarchie (Éd. Cujas, 1971). / D. Van der Cruysse, le Portrait dans les Mémoires du duc de Saint-Simon (Nizet, 1972).