Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de) (suite)

Une ambition visionnaire

Il fallait même être Saint-Simon pour bien digérer le Journal de Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau (1638-1720). Cet historien lyrique, épique n’a pas dédaigné la chronique au jour la journée de l’assidu courtisan, dont il raille (comme Voltaire...) la curiosité d’« écorce » et la « bourre ». Entre 1729 et 1738, Saint-Simon annote le Journal, fait transcrire ses « additions » dans une copie du Journal. Outre que celles-ci, plus ou moins modifiées, auront leur place dans son grand œuvre, Dangeau devient en quelque sorte son pourvoyeur de souvenirs : ayant, comme toute mémoire et comme l’observation même, ses intermittences, la mémoire saint-simonienne trouvera dans le Journal le support et comme la « bourre » d’une continuité. Ajoutons que le projet de notre auteur ne fut pas seulement d’écrire son autobiographie : en ceci d’accord avec ses contemporains, il tenait l’œuvre d’un mémorialiste, au moins dans la perfection du genre, non comme un récit tangentiel à l’histoire (le genre romanesque des pseudo-Mémoires exploitait cette formule), mais comme un récit immergé dans l’histoire. Ses Mémoires, si l’on n’a égard qu’à l’intention, sont à la fois l’« histoire de sa vie » et l’« histoire de son pays et de son temps ».

Que l’on songe à sa situation mondaine, au rôle de la Cour, ce « sanctuaire », dans la vie nationale, à l’esprit historiographique de l’époque, tel que les « petites causes », d’ailleurs étroitement liées à une causalité transcendante, occupent infiniment plus de place dans l’explication des événements que les changements insidieux des structures politiques, économiques, sociales, et l’on avouera que le mémorialiste ne faisait pas preuve ici d’une excessive présomption. Le « perçant » de ses yeux, le nombre et la qualité de ses informateurs — et informatrices... —, ses fonctions successives de conseiller occulte et de membre du Conseil de régence lui avaient permis presque à tout moment de dresser la « carte de la Cour » autant que de « sonder » les profondeurs des courtisans et des « cabales » (ébauches de nos partis). Ajoutons à de tels avantages une intelligence très vive, ou du moins cette forme d’intelligence qu’est la divination ; l’ampleur des vues, lorsque sa dignité ou ses convictions gallicanes n’étaient pas seules en jeu (rien de plus « grand », à cet égard, que le récit de la mort de Louis XIV et le « tableau du règne » !) ; enfin, les immenses lectures, qui « développaient » en sa vision-mémoire les rapports innombrables du présent et du passé et, d’une réalité passagère, éclairaient « à l’infini » les significations. Que les souvenirs de lectures soient dans les Mémoires très encombrants, c’est l’évidence même : des longueurs de cérémonial, d’opaques généalogies ; une excessive érudition, et d’inégale valeur. Mais ce pédantisme d’« écorce » confirme ce que l’on sait par ailleurs, c’est-à-dire le souci d’élever les Mémoires à la puissance d’un panorama historique, « développé » successivement, afin d’atteindre la « vérité » de l’histoire et d’en égaler la plénitude.

C’était peut-être trop oser, et se méprendre sur son génie. À moins que l’artiste n’ait requis de l’historien une telle ambition visionnaire. Il fallait à celui-là un fond d’infinité : deux mille huit cent cinquante-six grandes pages manuscrites ; un récit continu. Mais, sortant de la grisaille des jours — de ces gris compacts de Saint-Simon, et tout traversés de lueurs —, d’énormes massifs où l’analyse la plus « débordée » miraculeusement s’accorde avec la solennité d’un rythme et l’ordonnance d’un « tableau » : qu’on relise par exemple « la Mort de Monseigneur », peinture dans la peinture, inséparable de la peinture !... Des milliers de personnages, parmi lesquels se détachent des figures inoubliables, les unes sommairement, rageusement esquissées, les autres (le président de Harlay, Jérôme de Pontchartrain, le président de Mesmes, Le Tellier, Vendôme...) fouillées jusqu’en leurs ténèbres les plus intérieures ; mais aussi, à côté des portraits « magnifiquement atroces », tant de portraits « doux, vénérants, nobles », lesquels nous paraîtraient plus nombreux dans la galerie si nous n’étions plus sensibles à l’atrocité : « Dans les premiers, le tour est elliptique, les mots chargés d’une puissance instable entrent en déflagration d’images irrésistibles, avec une drôlerie immortellement géniale, que la raison ne connaît pas, mais dont l’évidence s’impose... » Et, parmi les portraits de la seconde manière, Marcel Proust évoque ceux du duc de Beauvillier, du duc de Bourgogne, de Rancé (M. Proust, Contre Sainte-Beuve, XI).


La peinture saint-simonienne

La peinture saint-simonienne est assurément infidèle, partiale, injuste. Mais « en mal » ou « en bien », l’outrance est ici la marque du génie pictural et atteste ce total engagement que nous attendons de l’artiste — et de l’homme — en sa création. De tels excès, l’histoire rabat ce qu’elle veut. Mais l’excès est jusque pour elle-même irremplaçable : cette peinture « un peu folle » a le merveilleux pouvoir de tout ressusciter.

Au-delà de ces « monstres » qui sinistrement reparaissent, et que le « voyeur » ne croit jamais avoir assez « démasqués », un personnage ordinairement invisible, mais dont la présence est partout. Il n’est point dans les Mémoires de véritable portrait du roi, comme si le peintre, trop intimement partagé entre l’animosité et l’admiration, n’avait pu dissocier l’amalgame de son respect frondeur. Mais peut-être l’absence d’un portrait « saint-simonien » de Louis XIV fut-elle l’effet d’une intention proprement esthétique. Toujours est-il que cette impuissance ou ce refus de la peinture laisse partout deviner comme une présence absolue. Qu’importe alors que Saint-Simon ait mal interprété la politique louis-quatorzienne ? que la passion ducale ou son augustinisme d’atrabilaire, que son attention infinie aux « usurpations », que l’amour dévotieux de Louis XIII « le Juste »... lui aient fait chercher la grandeur de Louis XIV dans la seule grandeur personnelle d’un roi dépossédé ? L’« effrayante majesté » finalement « surnage », et avec elle une vérité globale de la peinture : c’est Versailles, royale création, que cette mémoire si fabuleuse repeuple, l’esprit et la couleur d’un siècle que restitue un miroir si déformant.