Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Sainte-Beuve (Charles Augustin) (suite)

Sainte-Beuve, à différentes époques et à plusieurs reprises, a défini lui-même sa méthode. On sait l’importance qu’il accorde à la biographie : « En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes » (1829). Trente-cinq ans plus tard, il précise : « Connaître, et bien connaître, un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner [...]. Un jour viendra [...], un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprit, et leurs principales divisions seront déterminées et conçues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres » (1864). Tel est le thème général : pénétrer par la sympathie dans l’existence d’un écrivain, c’est déjà jeter des lumières sur son œuvre ; mais il ne faut pas en rester là : il est possible de déceler des familles d’esprits parmi les écrivains, et le critique est comparable au naturaliste.

Si la conception beuvienne paraît aujourd’hui dépassée, c’est qu’il y a déjà au départ une singulière déformation : trop souvent Sainte-Beuve a employé les œuvres à constituer des biographies. Mais surtout, et Proust l’avait bien remarqué, il méconnaît qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices », et, en conséquence, l’élément biographique, la connaissance personnelle des écrivains ne sont que d’un faible secours pour comprendre la genèse d’une œuvre. Cette œuvre est finalement insaisissable par la critique historique, comme le constate Valéry : « Les prétendus enseignements de l’histoire littéraire ne touchent presque pas à l’arcane de la génération des poèmes [...]. Tout se passe dans l’intime de l’artiste [...]. Tout ce que l’histoire peut observer est insignifiant » (1920).

Les procédés de la critique beuvienne sont eux-mêmes d’une valeur douteuse. Quand Sainte-Beuve déclare : « Un écrivain, selon moi, n’est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires » (1851), que fait-il d’autre, par un tel classement, sinon de se référer à un code artificiel ? Car, et on l’a à bon droit souligné, en quoi sommes-nous renseignés sur un écrivain en apprenant qu’il ressemble à un autre avec quelque chose en plus ou en moins (par exemple, Lesage est un « Molière adouci », Vauvenargues un « Pascal adouci et non affaibli », Beaumarchais égale Chamfort plus la gaieté) ? Sainte-Beuve dresse en effet une carte des grands écrivains, des têtes de file (Molière, La Fontaine, Pascal, Voltaire, Rousseau...), sortes d’astres de première grandeur qui servent de référence et autour desquels gravitent un certain nombre de talents moins puissants. Ceux-là sont comparés à ceux-ci en fonction de critères politiques et moraux chers au critique (l’ordre, la raison, la discipline) et qui lui permettent de légiférer. De là une totale disparition de l’œuvre en soi au profit d’une entité inexistante, l’auteur. On comprend que toute la critique actuelle se soit depuis longtemps insurgée contre cette façon de voir, ou plutôt de ne pas voir, la littérature.

Mais il y a aussi un pour Sainte-Beuve. Il a eu l’intuition essentielle que la critique ne pouvait tout expliquer. En 1864, dans un article consacré à l’Histoire de la littérature anglaise de Taine et où il se montre plus souple que ce dernier, il écrit : « Il reste toujours en dehors, jusqu’ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien tissé qu’il soit, cette chose qu’on appelle individualité du talent, du génie. » Sainte-Beuve l’a parfaitement compris : quel que soit le système, il ne peut que rester en dehors de ce miracle qu’est la naissance d’une Œuvre d’art. Ajoutons que l’auteur des Lundis a l’extraordinaire mérite de savoir éveiller les esprits. On connaît sa formule : « Le critique est un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. » Il s’est probablement trompé sur lui-même : au moins la lecture de son œuvre critique est-elle un remarquable ferment, tout comme son Port-Royal est une incessante invitation à la méditation.

Cette œuvre critique relègue quelque peu dans l’ombre, du fait de son ampleur, Sainte-Beuve poète. Or, on est sensible à certains poèmes de Joseph Delorme, tels les « Rayons jaunes » : par sa mélancolie intimiste, ses notations familières dégagées de toute rhétorique, par le jeu des correspondances, Sainte-Beuve se révèle là un précurseur.

A. M.-B.

 J. Bonnerot, Bibliographie de l’œuvre de Sainte-Beuve (Giraud-Badin, 1938-1952 ; 3 vol.) ; Un demi-siècle d’études sur Sainte-Beuve (Les Belles Lettres, 1958). / M. Leroy, la Pensée de Sainte-Beuve (Gallimard, 1940) ; la Politique de Sainte-Beuve (Gallimard, 1941). / A. Billy, Sainte-Beuve, sa vie et son temps (Flammarion, 1952 ; 2 vol.). / G. Simon, le Roman de Sainte-Beuve (A. Michel, 1955). / M. Regard, Sainte-Beuve (Hatier, 1960). / P. Moreau, la Critique selon Sainte-Beuve (C. D. U., 1965). / R. Fayolle, Sainte-Beuve et le xviiie siècle, ou Comment les révolutions arrivent (A. Colin, 1972). / R. Molho, l’Ordre et les ténèbres ou la Naissance d’un mythe du xviie siècle chez Sainte-Beuve (A. Colin, 1972).

Repères biographiques

1804

Naissance, à Boulogne-sur-Mer, de Charles Augustin Sainte-Beuve (23 déc.).

1823

Il suit quelque temps à Paris les cours de l’École de médecine, puis donne des articles de philosophie et de critique au Globe.

1827

Il se lie avec Victor Hugo*, à la suite d’un article sur les Odes et Ballades, et fait partie du Cénacle.

1828

Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie s., suivi des œuvres choisies de Pierre de Ronsard.

1829

Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme.

1830

Les Consolations, poésies.

1832

Critiques et portraits littéraires (1 vol.).

1834

Rupture entre Hugo et Sainte-Beuve (avr.). Volupté, roman.

1836-1839

Critiques et portraits littéraires (5 vol.).

1837

Pensées d’août, poésies.

1840

Il est nommé conservateur de la bibliothèque Mazarine. Il démissionnera en 1848.

1840-1859

Publication de Port-Royal.

1843

Livre d’amour, poésies.

1844

Portraits de femmes. Il est élu à l’Académie française. Plusieurs éditions des Portraits littéraires.

1846-1851

Portraits contemporains.

1851-1862

Causeries du lundi.

1855

Il est nommé à la chaire de poésie latine au Collège de France. Son cours est suspendu après la deuxième leçon.

1857

Il est nommé maître de conférences à l’École normale, où il professe quatre années.

1861

Publication de Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire.

1863-1870

Nouveaux Lundis (13 vol.).

1865

Il entre au Sénat, où il défend les idées libérales.

1869

Mort de Sainte-Beuve à Paris (13 oct).

1874-1875

Premiers Lundis (3 vol.).

1876

Les Cahiers de Sainte-Beuve.

1877-1880

Correspondance.

1926

Mes poisons, cahiers intimes inédits.