Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

rural (monde)

On oppose traditionnellement rural à urbain comme s’appliquant à deux types de mode d’existence qui cohabiteraient à l’intérieur d’une même société globale, la France par exemple.


En fait, ces deux types sont actuellement en interdépendance. Jusqu’au xixe s., la France est essentiellement une nation rurale, une nation de paysans, car la révolution industrielle s’y est développée beaucoup moins rapidement qu’en Grande-Bretagne ou qu’aux États-Unis. D’autre part, les villes existent presque depuis aussi longtemps que les sociétés, et la Rome de César avait déjà environ 1 million d’habitants. Ce que l’on constate depuis le xxe s. et à la suite de la révolution industrielle, c’est un passage continu de la société rurale à la société urbaine, voire de la civilisation rurale à la civilisation urbaine. La révolution industrielle s’accompagne d’une urbanisation généralisée et de la mort progressive de la civilisation rurale.


Évolution sociale

Le développement industriel entraîne à la fois une mécanisation progressive de l’agriculture et de l’industrie, transformant les paysans devenus inutiles à la ferme en ouvriers d’usine, entraînant un exode rural continu et un apport de main-d’œuvre constant dans les usines situées généralement près ou dans les grandes villes. Cet ensemble de phénomènes interdépendants accentue progressivement et continûment la transformation de l’agriculture et la mort lente du monde rural. En effet, la disparition de la main-d’œuvre agricole entraîne soit la mort de l’exploitation, soit la mécanisation du travail agricole. Les paysans deviennent ouvriers à la ville ou bien survivent en s’efforçant de rentabiliser au maximum de petites surfaces ; certains deviennent de grands producteurs quasiment industriels sur des surfilées d’autant plus grandes qu’elles proviennent du rachat de terres de ceux qui s’en vont.

Les transformations économiques sont souvent les plus puissants facteurs d’évolution d’une société. Elles entraînent une série de conséquences sociales qu’il convient d’approfondir pour mieux comprendre la complexité de l’évolution économique.


La transformation des rapports sociaux

Ainsi, la société rurale traditionnelle se développe autour d’un type de famille que les ethnologues appellent la famille élargie. Celle-ci compte facilement jusqu’à trois générations sur un même lieu d’habitation. Si ce sont essentiellement les parents qui gèrent la ferme, il s’y trouve également les grands-parents, les frères et sœurs du père ou de la mère (suivant que la ferme provient du père du mari ou de celui de la femme). Il peut s’y trouver également du personnel agricole, des domestiques, des ouvriers agricoles ; c’est cet ensemble de personnes, vivant sur un même lieu d’habitation, la ferme, et y trouvant la majeure partie de ses ressources alimentaires et économiques, que l’on appelle la famille élargie, la famille de la société paysanne. La famille, dans ce contexte, est à la fois une unité économique (production et consommation sur place), une unité sociale, un centre d’apprentissage — les enfants commencent par être les apprentis de leurs parents et les valeurs de cette société se transmettent directement des parents aux enfants — et même un lieu de loisir autour des veillées.


La révolution familiale

La révolution industrielle s’est accompagnée d’une transformation de la famille. On est passé de la famille élargie à la famille restreinte, réduite aux parents et aux enfants, ce qu’on appelle la famille-ménage. Sous la IIIe République, les enfants sont allés à l’école de plus en plus longtemps ; ils y ont découvert d’autres professions que celle de paysan. L’attrait de la ville, d’un salaire, de jours de repos et de congés, d’une certaine autonomie, d’une autre forme de vie a joué également son rôle dans l’exode rural. Seul un des enfants reprend la ferme ; il fonde une famille-ménage et il s’efforce de rentabiliser sa parcelle en mécanisant son travail. L’évolution du rôle de la femme a aussi son influence dans la disparition progressive de la société rurale traditionnelle, où la paysanne apparaissait souvent sous les traits de la servante de son mari — celle qui nettoyait la maison, faisait la cuisine, soignait les bêtes, servait à table —, mais aussi sous les traits de la matrone qui avait la responsabilité de la caisse et des enfants. Dans la famille-ménage, la femme devient en fait l’associée de son mari, et le partage des tâches se fait différemment. Ainsi, dans la société rurale traditionnelle, le poulailler, la basse-cour étaient laissés à la responsabilité de la femme, car le rapport économique était assez faible, plutôt de complément. Actuellement, au contraire, la rentabilisation des petites surfaces peut pousser le mari à mettre sur pied un élevage industriel de poules ; on passe alors de la basse-cour à l’élevage de 1 500 ou 3 000 poules suivant des normes industrielles ; la femme devient l’associée économique de son mari, au point que l’on a pu dire que, si les femmes de paysans s’arrêtaient de travailler, plus de 50 p. 100 des exploitations agricoles seraient en faillite. Parallèlement à l’évolution de ses tâches, la femme du paysan se fait, suivant l’expression d’Edgar Morin, l’« agent secret de la modernité ». Surchargée de tâches d’exploitation, la paysanne cherche à alléger les corvées ménagères ; elle supprime le feu de cheminée pour la cuisinière, le lavoir pour la machine à laver et elle introduit le réfrigérateur, puis, progressivement, tout l’équipement électro-ménager.


La transformation de l’habitat et la fin d’une civilisation

Après la séparation de la pièce à coucher et de la salle commune autour de l’âtre, on assiste à la séparation de la cuisine et de la pièce de séjour ; c’est un des symboles de la fin de la civilisation rurale que la transformation du « foyer » —, pièce unique avec l’âtre, les bancs, le vaisselier, l’armoire et le lit —, en une série de pièces exprimant d’abord la séparation entre le coucher et le séjour, puis entre cuisine et salle de séjour. La salle commune ne doit plus être alors une pièce à corvées, mais un séjour de commodité, de détente, d’agrément. L’introduction de la télévision à partir des années 50 accentue encore le phénomène, en supprimant le pôle culturel de la société rurale, la veillée, dont le rôle était multiple. La veillée était le lieu permanent de création et de transmission de toute une culture ; le soir, autour du feu, au milieu des voisins, chacun s’efforçait de s’exprimer, et c’étaient les chants, les danses, les contes, les récits, les légendes, toute la littérature orale, l’histoire non écrite, en un mot la culture qui se transmettait sans solution de continuité des vieux aux jeunes dans la langue de la région. Les cultures régionales, soubassement culturel de la civilisation rurale, « chosifiées » par le pouvoir central comme folklore et, par là, dévalorisées, font de nouveau leur réapparition dans les revendications des minorités nationales. En effet, la transformation du milieu rural s’accompagne d’une transformation de la mentalité paysanne.