Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Roth (Philip) (suite)

Portnoy et son complexe relève en effet de la psychiatrie, et la plupart des héros de Roth sont moins représentatifs de la communauté juive que d’un certain malaise existentiel des intellectuels libéraux américains. Car Philip Roth est d’abord un intellectuel, un universitaire qui a enseigné dans les universités de Chicago, du Iowa et de Pennsylvanie. Il a appris son métier d’écrivain dans des revues sophistiquées : le New Yorker, Paris Review, Commentary. Son premier livre est un recueil de six nouvelles, Goodbye Columbus (1959), qui fut très favorablement accueilli et reçut en 1960 le National Book Award. On y trouve un mélange d’humour et de verve dans la tradition de Cholem* Aleichem, et cette sorte d’espièglerie héroïque qui affronte avec le sourire les drames de la vie. Sous ce rire, il y a de la détresse et de la nostalgie. La délicieuse nouvelle qui donne son titre au recueil, « Goodbye Columbus », sous des scènes cocasses comme celle de l’achat d’un diaphragme par un couple d’étudiants, est pleine de tristesse ; c’est l’adieu à l’université (Columbus), à la jeunesse et aux illusions : le jeune héros juif et pauvre n’épousera pas son amour, la fille d’une famille israélite riche et snob, habitant la banlieue chic. Le thème dominant du recueil est la déception des jeunes juifs pauvres devant la dureté de la vie, devant l’abîme qui sépare les juifs possédants des pauvres, ou les juifs européens rescapés du nazisme de la communauté juive américaine.

Après ce brillant début, Roth sembla hésiter entre l’humour sophistiqué d’un Salinger et la satire agressive d’un Mailer*. Les deux romans suivants furent une déception. Letting go (Laisser courir, 1962) est un gros roman, confus et lourd, sur les tourments politico-métaphysiques des étudiants et de leurs professeurs, et leurs crises sentimentales. Ce vérisme documentaire a le mérite de montrer le début de la crise universitaire et de souligner les ambiguïtés d’une jeunesse qui conteste la société opulante dont elle bénéficie. When she was Good (Quand elle était gentille, 1967) n’est plus un vaudeville en milieu juif, mais un drame de la démence chez les petits protestants de l’Ouest. Le thème dominant est celui de la frustration, les conséquences d’une morale répressive qui conduit l’homme à l’alcoolisme et la femme à la paranoïa. Dans une petite ville du Middle West, Lucy, une Bovary yankee, obtuse, dominante, obsédée, maniaque, se croit chargée de faire le salut des hommes. Sous le réalisme provincial, sous la peinture d’un monstre, Roth fait une analyse de la désintégration du monde des petits Blancs puritains américains (les « Wasps »), qui furent longtemps l’épine dorsale de l’Amérique. Mais ce mélodrame familial, lent et monotone comme le cycle des saisons, n’est pas caractéristique du style de Roth tel qu’il s’était affirmé au début, tel qu’il se confirmait en 1967.

Car, la même année, commençait à paraître dans la revue Esquire une série de monologues réalistes et cocasses qui allaient devenir Portnoy et son complexe (1969). Cette fois, Roth a trouvé le ton juste, une truculence râleuse, à la Céline, truffée d’humour yiddish. L’Amérique adopta en quelques semaines ce Portnoy qui gueulait à tous vents les péchés qu’on confie d’habitude au confessional du psychanalyste. Portnoy est un livre scabreux, presque obscène, où Roth manie la langue verte d’un Rabelais et le lyrisme sexuel d’un Henry Miller. Cette épopée de la fornication, cette complainte du sexe malheureux est avant tout un roman de la culpabilité, où la culpabilité sexuelle est de la même nature que la culpabilité raciale. Car Portnoy est un avocat juif qui, sur le divan d’un psychanalyste juif, « crache » tous les détails impudiques de son enfance, entre sa Mamma castratrice et son père constipé. Honte raciale et honte sexuelle sont le symbole de la conscience malheureuse qui permet à Roth de démonter le processus d’aliénation. Condamné à vie au ghetto du refoulement, Portnoy porte son sexe comme une étoile jaune, parce que les libidos sont seules au monde. Roth a génialement utilisé le yiddish et la famille juive pour mesurer la distance qui nous sépare d’une vraie société de tolérance.

Depuis lors, Roth a notamment publié un pamphlet de circonstance, Our Gang, starring Tricky and his Friends (Tricard Dixon et ses copains, 1972) et un nouvel apologue de l’aliénation à travers la métamorphose obsessionnelle d’un professeur de littérature comparée, spécialiste de Kafka et de Gogol : le Sein (1974).

J. C.

 P. Dommergues, les USA à la recherche de leur identité (Grasset, 1967). / P. Brodin, Écrivains américains des années 60 (Debresse, 1969). / M. Klein (sous la dir. de), The American Novel since World War II (New York, 1969).

Rothko (Mark)

Peintre américain d’origine russe (Dvinsk 1903 - New York 1970).


Après Gorky* et Pollock*, c’est peut-être le plus grand nom de la peinture américaine (il est arrivé aux États-Unis en 1913), et son influence est aujourd’hui internationale.


De la subjectivité à la spiritualité

Le mûrissement de Rothko est tardif. Il intervient à la suite de longues années de recherches, marquées d’une part, dans l’ordre des préoccupations intellectuelles et philosophiques, par une grande attention portée à la mythologie grecque, aux arts primitifs et à la psychanalyse jungienne, d’autre part, sur le plan plastique, par son intérêt pour les recherches colorées de Matisse et du peintre américain Milton Avery (1893-1965). Mais l’influence décisive lui viendra du surréalisme, qui, à partir de 1942, le conduit à une exploration des forces instinctuelles, ses peintures se peuplant alors de formes larvaires et spectrales, presque incolores. L’intervention de la couleur, en 1947, élimine la subjectivité des formes, mais non pas celle du climat pictural, cependant que le rectangle s’impose comme sa figure de prédilection. Pourtant, en 1949 (Rothko a quarante-six ans), la formule définitive à laquelle il parvient, des rectangles de couleurs différentes flottant sur un fond, ne doit à la géométrie que son refus de figurer quoi que ce soit d’autre que l’émotion, de caractère métaphysique, qui est la sienne (« et la vie antérieure, ici, consiste à avoir longtemps habité de vastes couleurs », écrit Philippe Sollers). Car différents commentateurs s’accordent à désigner comme référence à la peinture de Rothko, compte tenu de ses origines hébraïques, « la conception des tentures dans le tabernacle biblique, les rideaux du Temple devant le saint des saints (qui n’était présent que comme un vide) » [Werner Haftmann]. D’ailleurs, les plus importantes des dernières œuvres qu’il exécuta, de tonalité sombre et sourde (« quatorze immenses panneaux servant d’inspiration aux visiteurs de toutes croyances » [Donald McKinney]), furent à l’intention de la chapelle de l’Institute for Religion and Human Development à Houston (Texas). Trois ans après, il se tua.