Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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romantisme (suite)

1830 fut non seulement le triomphe romantique, mais également « une halte au milieu d’un siècle, semblable à un plateau de montagne entre deux versants » (Lamartine). À la crise littéraire s’ajoutent en effet les troubles politiques, qui précipitent la chute de la Restauration et provoquent une grave inquiétude spirituelle. Néanmoins, l’apparition d’un romantisme triomphant crée une nouvelle mode (dandysme : à la Musset, « Jeune-France » de Th. Gautier* et de A. Dumas*, bohême littéraire) qui n’empêche pas le développement des recherches d’un ordre meilleur : révolte des « petits romantiques » (Pétrus Borel, Philothée O’Neddy) contre la condition humaine, aspirations intérieures d’un Nerval...

Parallèlement, cette période de crises oblige les écrivains à se tourner de façon plus nette vers le monde social qui les entoure, comme l’écrit Pierre Leroux, « l’art n’a pu renaître que lorsque les artistes ont tourné leurs regards vers les grands problèmes ».

C’est l’occasion pour le romantisme d’affirmer sa vocation « civilisatrice ». Lamartine réclame une poésie nouvelle « qui doit suivre la pente des institutions et de la presse ; qui doit se faire peuple, et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie » (Des destinées de la poésie). Tandis que Hugo, amplifiant les aspirations que Vigny avait évoquées dans Stello (1832), définit la fonction du poète et attribue à la littérature une triple mission, nationale, sociale et humaine.

George Sand*, de son côté, s’attache même à créer une poésie « prolétarienne » : « Le ciel m’a fait poète : mais c’est pour vous faire entendre le cri de la misère du peuple, pour vous révéler ses droits, ses forces, ses besoins et ses espérances, pour flétrir vos vices, maudire votre égoïsme, et présager votre chute [...]. »

Malheureusement, cet art « engagé » sèmera les premiers ferments de divergence au sein du mouvement romantique : face aux poètes sociaux, Théophile Gautier et ses amis forment l’école de l’art pour l’art, dont le credo est diamétralement opposé aux nouvelles thèses de Lamartine ou de Hugo : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. »

À ces dissidences s’ajoute la lassitude du public, dont Sainte-Beuve se fait l’écho en 1843 : « Décidément l’École finit ; il faut en percer une autre ; le public ne se réveillera qu’à quelque nouveauté bien imprévue. » Lassitude qui se manifeste par l’échec du drame des Burgraves et le succès de la Lucrèce de Ponsard, fidèle à la tradition classique : « Las de tous ces efforts prétentieux, pesants, ou de ces licences immorales, on s’est rejeté au classique pur [...] Corneille, Racine, réaction pure. »

Même s’il se dissout en tant qu’école constituée, le romantisme a encore de belles années à vivre : certes, Balzac oriente le roman vers le réalisme et, bien sûr, Baudelaire* n’est pas un pur romantique, pas plus que Leconte de Lisle, mais il n’empêche que c’est après 1845 que les grands romantiques donnent la pleine mesure de leur talent ; outre la carrière d’un Hugo qui se prolonge jusqu’à la fin du siècle et demeure, malgré des évolutions certaines, fidèle à l’esthétique romantique, les grands poèmes de Vigny sont publiés à partir de 1843, l’œuvre de Nerval se développe autour des années 50...

Bien plus tard, à l’aube du xxe s., un Villiers* de L’Isle-Adam prétendra être un « romantique-classique » réconciliant en une pirouette les deux frères ennemis de la littérature.


Le déferlement de l’être

« Le romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité », écrit Senancour dans Obermann (1804), révélant ainsi la nature véritable de ce qui fut, bien avant d’être une école esthétique, la manifestation d’une sensibilité nouvelle et le désir de rendre à l’imagination ses droits.

L’esprit romantique tire son origine de la découverte de la subjectivité, ainsi que le souligne le poète allemand Jean-Paul Richter* : « Un matin, me vint du ciel cette idée : je suis un moi, qui dès lors ne me quitta plus ; mon moi s’était vu lui-même pour la première fois, et pour toujours. » Cette exaspération de la personnalité dans l’expérience romantique explique la floraison des genres autobiographiques (récits personnels, mémoires, journaux intimes...) dans la première moitié du siècle.

Cette prééminence du moi peut se comprendre par des conditions historiques qui feraient de la période postrévolutionnaire des années « de crise de la conscience » amenant de sérieuses modifications dans les rapports de l’homme au monde. Alors que les classiques voyaient dans la raison un guide infaillible et faisaient d’elle la substance même de l’homme, les romantiques laissent libre cours à l’épanchement de leur sensibilité : à l’honnête homme monolithique, parfait et satisfait d’un sort qui le transcende se substitue un être divers, complexe, révolté contre le monde (René) ou la société (Anthony), en proie au déséquilibre constant (sans doute est-ce cette dernière raison qui explique que, pour toute la génération de 1830, l’Alceste du Misanthrope ait été compris comme un héros romantique). Tour à tour, le romantique présente donc les diverses faces de sa personnalité, refusant le masque déshumanisé du personnage social qu’exhibaient les classiques.

Le romantique se ressent profondément divisé, morcelé dans son intimité, il n’a de cesse de reconquérir une unité originelle (et originale) à travers l’espace et le temps : ainsi Gérard de Nerval se proclame-t-il dans un même sonnet — « El Desdichado » — à la fois comme un individu personnalisé (« Je suis le ténébreux [...] ») et comme un être à la recherche d’une identité qui se dérobe (« Suis-je Amour ou Phébus [...] ? »). De là l’importance de l’écriture, et donc de toute forme d’expression artistique dans la vie du romantique : bien avant Proust, il sent que l’esthétique est un domaine privilégié qui peut seul le sauver de la ruine à laquelle le condamne le temps.