Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Car l’importance romanesque de la notion de formation (d’expérience) tient à la solidité des structures idéologiques qui la sous-tendent. Pour Marivaux, Rousseau, Goethe, les termes d’histoire, de société et de valeurs se confondaient dans la représentation intellectuelle d’un univers rationnel où les hommes seraient à la fois libres et solidaires les uns des autres. En revanche, Flaubert (comme Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont) constate l’existence d’une crise des valeurs qu’on peut ainsi définir : l’histoire, la société (industrielle) ne sont plus porteuses d’idéaux ; elles favorisent, au contraire, l’inhumain contre l’humain, le matériel (l’argent, l’industrie) contre l’esprit, et contre l’art. Cette crise des valeurs (ressentie par Proust) aura des aspects beaucoup plus aigus au début du xxe s., et surtout vers 1920. Les écrivains (en particulier les romanciers austro-allemands) comprendront qu’il n’y a plus de valeurs universelles. Ils voient la bourgeoisie dissimuler sous des idéaux humanitaires sa passion du profit et sa domination socio-politique. Certains d’entre eux craindront en outre que les forces révolutionnaires ne détruisent la civilisation occidentale et son humanisme libéral. Dès lors, ces écrivains (Kafka, Musil, Faulkner, Dos Passos*) feront de la crise des valeurs l’une des structures dominantes de leurs récits, mais une structure négative, en sorte que leurs personnages principaux devront chercher la vérité (les valeurs) en eux-mêmes (dans leur vie intérieure) et hors du monde actuel. Mais ce monde, dominé par l’argent et par les machines, les presse de toutes parts et à tous les instants : leur moi et les valeurs auxquelles ils s’attachent (principalement leur fidélité au passé) sont sans cesse assaillis par une réalité sociale ponctuelle et matérielle, au sens strict du terme. Il conviendrait d’inverser la définition que donnera A. Malraux de le Bruit et la fureur. Un roman de Faulkner n’est pas l’« intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier », mais l’univers de la tragédie pénétré par une société policière.

Toutefois dans Molloy (1951), S. Beckett signalera une vérité qui n’a pas fini de retentir sur la littérature romanesque : l’absurde (comme la violence ou le nihilisme) est encore une valeur, d’où procède une morale et qui, par conséquent, implique de recourir à certaines formes. Les fins dernières du Bildungsroman sont atteintes dès lors que le romancier ne se reconnaît plus le droit d’attribuer à une vie un sens précis (privilégié), de doter un personnage de traits distinctifs, de lui assigner un destin, en un mot d’amener son récit à une conclusion cohérente. La liberté, pas plus que toute autre valeur, ne saurait avoir de chemins : sur ce premier principe reposera le nouveau roman.

• Le roman historique. Depuis toujours, le roman se greffait sur des chroniques ou sur des récits historiques, afin de rivaliser avec eux. Le ton du roman est le « comme si », le propos de l’écrivain étant de persuader le lecteur que des événements fictifs sont analogues à des événements réels. Mais au xixe s., âge de l’histoire et de l’historicisme, la plausibilité du romanesque va s’aligner directement sur les faits vraiment historiques. Plusieurs pages d’un roman de Balzac peuvent être confrontées avec un texte de Michelet sans qu’apparaissent d’autres différences que d’écriture. Cependant, le sens de l’histoire des hommes fera l’objet du roman historique, qui en cela présentera des traits communs avec les diverses formes du roman d’éducation. Il s’agit d’une restitution, aux deux sens du terme : restituer (reconstituer le passé), et restituer aux hommes, dans leur ensemble, un devenir historique qu’ils ont fait, eux, et non pas les rois, les princes, les chefs. L’élan de la démocratie, la foi en des valeurs démocratiques président à un type de narration dont Walter Scott* est le fondateur. Scott entendit retracer l’histoire de la nation anglaise. L’écrivain qui, avec Shakespeare et Dickens, reste l’auteur le plus profondément enraciné dans la culture nationale écrira une œuvre antishakespearienne au possible, car il met en scène non plus des Macbeth ni des Richard III, mais des personnages moyens, secondaires, qui firent et furent l’histoire anglaise concrète. Ivanhoe ou Quentin Durward impliquent la même foi en la continuité du progrès que Wilhelm Meister. Cette défense et illustration du peuple (ou du moins d’une population) comme artisan de l’histoire demandera à l’auteur une précision d’archiviste (faits, costumes, mœurs), mais exigera aussi que les personnages soient dotés d’une « psychologie sociale » qui annonce celle des hommes anglais de maintenant. À de tels impératifs obéira Tolstoï avec Guerre et Paix, pour montrer que les nations doivent se constituer à l’aide de leur passé populaire, social, national, et non pas sous la direction de grands personnages qui sont fauteurs de guerre parce qu’ils veulent cristalliser l’histoire (et le sens de celle-ci) sur leur seule personne. Guerre et Paix fit apparaître l’envers de ce mythe de Napoléon que Stendhal, puis Dostoïevski (Crime et Châtiment) avaient interprété (comme tant de leurs contemporains) dans un sens individualiste : la volonté de puissance.

En révélant combien l’histoire d’un peuple avait été confisquée par des « héros » et polarisée sur des batailles ou sur des crimes de palais, l’œuvre de W. Scott impliquait que désormais aucune classe ne confisquerait à son profit les relations et les activités humaines. Aussi, le roman historique prendra-t-il un autre ton, d’autres formes et un tout autre sens avec la retombée constante de la foi (révolutionnaire) en une unité de l’humanité. Alexandre Dumas et même Hugo (les Misérables, 1862 ; Quatrevingt-Treize, 1874) seront les héritiers de Scott par le souci de la vérité des faits, mais s’écarteront radicalement de l’écrivain anglais en repersonnalisant l’Histoire. Joseph Balsamo et le Collier de la reine, en particulier, vont rattacher le devenir historique à une saisissante figure magique (Cagliostro). Le Henri IV de Heinrich Mann, roman historique exemplaire quant à l’exactitude des faits et à la vérité psychologique, sera une œuvre de désenchantement idéologique. Après avoir écrit des œuvres particulièrement significatives de la « crise des valeurs », le frère de Thomas Mann semble s’être réfugié dans un récit historique objectif, exaltant toutefois une figure unique, prestigieuse malgré ses faiblesses : un empereur éclipse le peuple cher à Walter Scott.