Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

roman (suite)

Cependant, le mot de Roland Barthes demeure valable même pour Ulysse, qui est encore un « acte de sociabilité » dans la mesure où le lecteur assiste à une démonstration discursive (en dépit d’un désordre textuel apparent) de rapports humains et de faits de conscience. La question se pose aujourd’hui de savoir s’il est possible d’écrire des romans qui ne soient pas des discours.

Les types d’écriture romanesque que nous allons passer en revue sont autant de mises en ordre de la vie. Ils correspondent à une longue période où le romancier choisit des exemples dans un système social afin de proposer des exemples au lecteur.


Les grands types d’écriture romanesque

• Le picaresque. En espagnol, picaro signifie « vaurien, aventurier ». Au xixe s. seulement fut forgé le terme de picaresque pour désigner une longue série de narrations ayant pour trait essentiel la contestation du supérieur par l’inférieur. Le picaresque consiste en effet à démythiser les grands de ce monde et à démystifier ainsi le lecteur, qui assiste à l’ébranlement de l’idée même d’aristocratie. Quel que soit son dénuement, et même sa condition de paria, le « vaurien » possède une arme : le regard, et une ressource : la parole. Nul ne faisant attention à lui, le picaro voit à loisir les traits « humains » du noble, du chevalier, du riche mal drapés dans leur dignité. En ce sens, le picaresque comprend le Satiricon, les Récits au bord de l’eau chinois et mainte narration arabe où un personnage dénué de tout, mais beau, habile à parler et téméraire joue mille tours aux gens installés dans une caste et dans l’opulence.

Pourtant, la « situation picaresque » est européenne. Elle apparaît au carrefour des affrontements militaires, civils, idéologiques, religieux, culturels, économiques dont l’Europe est le théâtre au début des Temps modernes : établissement des monarchies absolues, donc affaiblissement des féodaux, mais aussi importance grandissante des bourgeois et des marchands. Réforme, mais Contre-Réforme. Enfin, dans cette Europe précapitaliste, l’imprimerie va diffuser tout aussi bien les romans de chevalerie que des histoires de gueux. Dans le courant d’irrévérence (en même temps que l’oppression) qui traverse l’Europe du xvie s., en particulier l’Espagne, le valet va pouvoir exercer un sens de l’observation que plusieurs écrivains mettront à profit. Dans ses Dialogues des héros de roman, Boileau devait définir l’essentiel du récit picaresque. Le seul moyen efficace dont dispose un écrivain pour connaître et dépeindre un héros consiste à s’adresser à son « écuyer » : « Il sait par cœur tout ce qui s’est passé dans l’esprit de son maître et a tenu un registre exact de toutes les paroles que son maître a dites en lui-même depuis qu’il est au monde, avec un rouleau de ses lettres qu’il a toujours dans sa poche. » Si l’ironie de Boileau est évidente, la prétention de l’écuyer à l’« omniscience » se justifie en ce que les maîtres ne se croient pas surveillés : ils ne prennent pas garde à l’omniprésence des serviteurs.

En fait, le picaro est le valet des valets, et cette situation extrême au bas des rapports sociaux le rend libre de tout voir, mais pas de tout noter, car il est l’instrument d’un écrivain, d’un lettré qui raconte la biographie du dernier des serviteurs à seule fin de dénoncer le faux honneur des maîtres, la corruption du clergé, le mercantilisme grandissant. Mais ce narrateur conteste l’ordre social du seul point de vue théologique. Il est l’interprète d’un catholicisme selon lequel les hiérarchies sociales sont voulues par Dieu. Il rappelle seulement aux grands que tous les hommes sont égaux dans le péché. On rabaisse donc l’orgueil humain, tout en laissant le valet à sa place. Le roman picaresque à l’état pur (fataliste et pessimiste) est un genre espagnol. On doit à un auteur anonyme la Vie de Lazarillo de Tormes (1554). En 1626, Quevedo* donnera au picaresque un réel éclat avec El Buscón (Pablo de Ségovie). Mais, bientôt, le genre se pervertit en récits d’aventures, les uns vertueux, les autres libertins, telle l’histoire de Gil Blas de Santillane, que Lesage édulcorera de 1715 à 1735. Entre-temps étaient apparus des récits orientant le thème essentiel du picaresque — le droit de l’inférieur à regarder, et à juger, le supérieur — vers une nette contestation sociale et politique. On a pu dire que Cervantès inverse le picaresque quand il fait de Don Quichotte une âme pure et noble penchée sur les misères des humbles. Le Roman comique de Scarron (1651), Simplicissimus de Grimmelshausen* (1669), Tom Jones de Fielding* (1749), Moll Flanders de Defoe (1722) prolongent et différencient le picaresque en mettant au premier plan des bâtards et en dégradant par là même les vanités de l’ordre établi. Au xxe s., les romans de L. F. Céline, les Aventures du chevalier d’industrie Félix Krull de Thomas Mann*, le Tambour de Günter Grass* renouvellent le picaresque : un personnage narrateur voit le monde par le bas et corrode toutes les « valeurs » de la société.

Le picaresque aura fortement contribué à donner son statut au personnage de roman. Dans la phase de formation du genre romanesque, le personnage était dérivé d’une figure mythique, héroïque ou encore magique, adaptée à une réalité actuelle. Avec le « petit Jehan de Saintré », Panurge et le picaresque, le personnage, avant d’être un sujet et une personne dans le récit, est pour le romancier un signe et un objet. Il est le support des pensées de l’écrivain, qui se sert d’un individu réellement existant (mais non cultivé) pour récuser le droit du plus fort, sur lequel repose la société. Porte-parole d’une revendication sociale, politique, culturelle, cette figure de fiction appartiendra à toutes les formes de réalisme. Bien que le romancier s’attache à le rendre plausible, un décalage subsiste entre sa condition sociologique et ses traits intellectuels et affectifs. On peut le constater chez Marianne (Marivaux), Moll Flanders (Defoe), Jean Valjean (Hugo) et même chez le capitaine Achab (Moby Dick). La vraisemblance sera plus rigoureuse chez Balzac, Flaubert, Zola : ils savent rapporter l’individualité du personnage principal à une réalité et à une vérité (sociales, psychologiques, idéologiques) qui dépassent sa conscience, et dont celle-ci est pourtant le signe, le symptôme. Même l’un des deux protagonistes du roman de Joyce (Leopold Bloom) aura quelque chose de picaresque.