Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Mais Kafka supprime l’individualisme social, dissout l’identité de l’individu, donc le problème de l’identification. Dans le Procès, tous les individus sont identiques : la société constitue une seule et même individualité aux multiples visages et rôles, mais à la pensée et au langage uniques. Or, « K », le protagoniste du récit, ne veut nullement défendre son individualité singulière contre cette individualisation collective. Il cherche au contraire, de porte en porte, de couloir en couloir, une société qui concerne les individus. Sa conduite d’individu social étant scandaleuse aux yeux des juges invisibles, « K » sera tué « comme un chien ».

La situation humaine radicalisée, schématisée par Kafka caractérisera la plupart des romans contemporains les plus originaux de l’aire occidentale. Aux États-Unis, Jack Kerouac (Sur la route, 1957) ou William Burroughs* (la Machine molle, 1961) [v. beat generation], en Angleterre Chapman Mortimer (Un étranger dans l’escalier, 1955) ou Henry Green (Amour, 1954), en France surtout le « nouveau roman » (les Gommes, 1953) ont suscité des controverses parce que leurs personnages, sans identité, socialité ni historicité apparentes, rendent l’identification impossible, ou ne permettent qu’une identification « culturelle » et abstraite. Les « crises du roman » qui se succèdent depuis le début du xxe s. sont des crises du représentatif, comme la « crise de la peinture » avait été celle du figuratif.


Le symbole, le signe, les valeurs

La formation du roman est liée à l’établissement de sociétés ordonnées, hiérarchisées, mais aux structures assez souples pour que certains des groupes qui les constituent puissent exprimer leurs critiques et leurs aspirations. Dans son existence personnelle, le personnage de roman assume et explicite les contradictions internes d’un groupe, ou ses conflits avec un autre groupe. Le texte romanesque est psychosocial, idéologique et culturel : mode d’écriture aux formes souples et de lecture facile, le roman rassemble et propage les idées et les conflits d’idées, et peut faire de larges emprunts aux formes et à la substance des autres genres, mythiques notamment. Quand les Ming, au xive s., voulurent restaurer les valeurs spécifiquement chinoises, le romanesque se développa au détriment de la philosophie et de la théologie : le Roman des Trois Royaumes, puis le Voyage en Occident furent des ouvrages synthétiques, qui rassemblaient tous les aspects d’une histoire, d’une culture, d’une civilisation, d’une religion. Le texte romanesque est psychosocial parce que l’écrivain utilisera de plus en plus l’affectivité d’un ou de quelques individus pour traduire, et condenser, un ensemble de rapports sociaux ou interpersonnels. Cao Xueqin (Ts’ao Siue-k’in) dans Rêve dans un pavillon rouge, polarise sur une intrigue amoureuse un grand nombre de milieux.

De récents travaux, fondés sur la linguistique et la psychanalyse, ont apporté d’utiles précisions sur le passage du mythe au roman. Ainsi, Julia Kristeva observe qu’entre la narration mythique (ou épique) et le récit romanesque la différence profonde est que l’une procède d’une « pensée du symbole », l’autre d’une « pensée du signe ». Foncièrement théologique et théocratique, la pensée du symbole est « non conjonctive » : elle dispose ensemble, sans les mêler, les qualités, les attributs qui distinguent entre eux les êtres humains et ceux du monde supra-humain. Ainsi, la dame, le chevalier ont des traits spécifiques, inaltérables, qui ne se confondent jamais avec les traits de la « femme » et de l’« homme ». Par contre, la pensée du signe est « non disjonctive » : la dame et le preux peuvent dès lors avoir des « faiblesses humaines ». À la différence du symbole, le signe est toujours ambigu : du fait même qu’il est arbitraire, conventionnel, le signe pourra être affecté de sens contradictoires, du moins par rapport à la fixité, à l’éternité du symbole. Le roman est adapté à la pensée du signe. Celle-ci, en effet, correspondant à des sociétés qui abandonnent politiquement l’esprit religieux, engendrera des œuvres marquées par ces ambivalences, ces ambiguïtés qui caractérisent les récits de Chrétien de Troyes et surtout l’Histoire du Petit Jehan de Saintré, d’Antoine de La Sale (xve s.), où l’on voit le roturier en mesure de défier le noble, et la dame se conduire simplement en femme, au lieu de songer à maintenir son « mythe » et son rang.

En fait, le romanesque se caractérise par la possibilité de jouer entre le symbole sacré et le signe profane, l’ordre et la contestation, l’âme et le désir, les puissants et les faibles. D’une façon générale, le roman est réaliste par référence (négative) à un ordre religieux tenu pour révolu. Parfois (la Princesse de Clèves), le roman tend à rétablir la « pensée du symbole », et pourtant le récit de Mme de La Fayette est chargé d’ambiguïté. Aussi admettrons-nous, avec J. Kristeva, que le roman transforme, pour des raisons socio-historiques, l’ordre symbolique. Une exception confirme la règle. Au Japon, à l’époque de Heian (794-1192), les dames de la cour rédigent des journaux intimes, les nikki, ou des histoires fabulées, les monogatari. Ces narratrices sont les premières à rendre littéraire une langue désormais nationale, la langue « romane » du Japon, parlée par une société où l’esprit de caste n’empêche pas les individus de se raconter et d’exprimer en même temps la vie de leur milieu. Les récits épiques japonais viendront ensuite, quand le pays sera le théâtre de luttes civiles sanglantes, et ces récits se transformeront en narrations romanesques, telle la célèbre histoire des guerriers mercenaires, les 47 Rōnin.

Dans Aspects of the Novel (1927), le romancier et essayiste anglais Edward Morgan Forster remarque l’importance capitale de la « vie des valeurs » dans le romanesque. L’un des traits fondamentaux du roman est qu’il confronte l’être et le non-être, si par être on entend ce qui donne un sens à l’existence et par non-être cette existence brute, prise dans sa seule histoire concrète. Don Quichotte, Moby Dick, le Procès nous montrent un héros qui refuse cette « existentialité » et part en quête du sens. Mais, même chez Balzac, Zola, Sartre, la dynamique profonde du récit procède d’une différence de niveau entre la réalité purement historique (et sociale) et des idéaux. À la fin de la Nausée, l’existence apparaît au narrateur comme la seule valeur, ou du moins la seule vérité, possible. L’idée même de valeur distingue le monde romanesque des univers du mythe, de l’épopée, du lyrisme. Le mythe ne comporte pas de valeurs, car tout y est affecté d’un sens, depuis le pied enflé d’Œdipe jusqu’au meurtre de son père Laios. Le bien et le mal sont absents des récits mythiques analysés par Lévi-Strauss : il y est sans cesse question d’interdits transgressés, chacune de ces transgressions ayant une contrepartie que rend possible la vie en société. En revanche, le romanesque aura de plus en plus besoin de valeurs dans la mesure même où il sera historique et mettra l’Histoire en question, car le romancier doit donner un sens au « temps » comme à la « société ». Le problème des valeurs, dans le roman, ne laisse pas d’être très complexe. En fait, le romancier examine d’un regard critique, et parfois désespéré, la valeur des valeurs admises. La Religieuse de Diderot, Justine et l’Histoire de Juliette de Sade, Madame Bovary, le Voyage au bout de la nuit (Céline), Au-dessous du volcan (M. Lowry), Molloy (S. Beckett) décapent une réalité matérielle, physique (celle du « social ») du vernis des « valeurs morales ». Le roman semble être fait pour opposer l’authentique au conventionnel. Mais, pour traduire l’authenticité, un romancier doit recourir à des conventions formelles.