Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Le roman occidental n’ignore pas les mythes, ni l’« ordre logico-naturel » que les mythes exprimaient : le roman est constitué de mythes dégradés. Dans son cours historique, le roman entraîne des lambeaux de mythes, grâce auxquels le romancier veut vraiment retrouver un ordre disparu : l’entente entre les hommes, les rapports cohérents entre l’humain (le social) et le naturel. On ne peut à la fois « se livrer à l’histoire » (admettre les « cycles courts ») et donner un sens cohérent à l’existence. Tel est le drame du romancier, et la vraie morale du roman, car pour Lévi-Strauss l’exemple du feuilleton n’est qu’un des cas limites du destin général du roman dans les sociétés modernes. Lévi-Strauss observe en effet que le roman, au cours de son histoire, s’exténue à poursuivre des structures : après être « tombé dans l’intrigue », le roman perd l’intrigue elle-même et continue ainsi à être un signe évident d’une existence humaine de moins en moins cohérente, de plus en plus privée de sens. On peut dire que Lévi-Strauss traite le roman comme Rousseau avait traité le théâtre dans sa Lettre à d’Alembert : le romanesque signifie essentiellement impossibilité d’un véritable « contrat social ».

Par la logique avec laquelle y est exposé le phénomène de dégradation du mythe, les Mythologiques contribuent fortement à cerner le problème de la genèse du roman, ou du moins de sa formation. Mais, avant de considérer les aspects historiques, sociaux, littéraires de l’origine du romanesque (aspects différents selon les aires de civilisation et de culture), il est opportun de mettre en parallèle la réflexion de Lévi-Strauss et les thèses de G. Lukács, dans la mesure où l’une et l’autre concernent le sens fondamental et global du romanesque en fonction du mythique, et en regard d’une civilisation qui, de la fin du Moyen Âge à nos jours, devient de plus en plus économique et historique.

L’ordre grec, observe Lukács dans Théorie des romans, représenta l’enfance sereine et sage de l’humanité. L’épopée grecque, malgré ses violences, exaltait un héros qui, sans être parfait, était du moins cohérent et stable. Le héros (qui en cela diffère essentiellement du personnage romanesque) ne change pas ; il demeure avec constance à un même niveau idéal. En outre, les œuvres grecques, dans leur ensemble, avaient une harmonie esthétique en rigoureuse correspondance avec l’harmonie morale, civile, religieuse de la société grecque. Dans ses aspects majeurs, l’humanité hellène offrait l’image d’une totalité cohérente que l’homme moderne, dès le xvie s., tiendra pour un paradis perdu et qu’il voudra donc retrouver. Ce désir de recouvrance sera, dit Lukács, primordial dans le roman. Mais ce sera aussi sa contradiction, car c’est à travers l’histoire concrète, dans la société dont il est membre, que le héros de roman voudra retrouver l’harmonie. Pris dans ce conflit, qu’il veut résoudre même s’il doit en mourir, le personnage romanesque sera un être problématique, et les contradictions dont il est le lieu exemplaire ne feront que s’aviver à mesure que les sociétés occidentales seront de plus en plus dominées par l’économie de marché, par le règne grandissant du profit. Lukács, en effet, demeure profondément sociologue et historien. Il ne met pas sur le même plan Don Quichotte, Julien Sorel, Anna Karénine. Fasciné par une image héroïque de l’homme, le personnage de Cervantès (opposé à Sancho Pança comme l’ancien s’oppose au nouveau) a une conscience trop étroite pour un monde déjà moderne : pour l’univers vaste et complexe des transactions commerciales et des grands voyages. Par contre, la conscience des personnages de Stendhal et de Tolstoï sera trop grande pour une société qui, dans ses couches supérieures, se préoccupe surtout de posséder des biens, d’acquérir des pouvoirs matériels. Mais qu’il s’agisse de Don Quichotte ou d’Anna Karénine, le personnage de roman ne se résigne pas à l’« histoire » ni à l’« économie » : il résout ses contradictions dans la mort, ou par l’effacement.

Lukács et Lévi-Strauss jettent donc un regard semblable sur la destinée des personnages romanesques. Ils aperçoivent la contradiction essentielle du roman : mettre en scène des individus historiques cherchant pourtant à rejoindre une vérité non historique. De même rendent-ils la société et la civilisation modernes responsables de la dégradation de tout ordre humain authentique. « Le héros de roman devait nécessairement finir mal », écrit Lévi-Strauss. Lukács eût sans doute souscrit à ce jugement, mais il aurait certainement refusé de croire que le roman, comme genre, était fatalement destiné lui aussi « à mal finir », comme l’écrit Lévi-Strauss dans l’Origine des manières de table.

Car pour Lukács le roman n’échoue pas toujours à reconstituer la totalité mythique perdue : Tolstoï, Dostoïevski ont su créer des formes renouvelées des grandes épopées. C’est que Lukács croit au sens (marxiste) de l’histoire : en dépit de son échec, le personnage de roman montre aux hommes la possibilité de refaire la cohérence qui marquait l’âge grec. Dans une œuvre comme Guerre et Paix s’esquisse la « fin de l’histoire ». C’est pourquoi Lukács, dans l’un de ses derniers ouvrages (la Signification présente du réalisme critique ; trad. fr., 1958), opposera Thomas Mann* à Kafka. Le romancier de la Montagne magique et du Docteur Faustus a su condenser les contradictions d’une classe, représenter un individu dans sa totalité (avec ses aspects mythiques et héroïques), et fait ainsi apparaître le processus dialectique de l’histoire, qui n’avance que par conflits. Kafka, par contre, a choisi la solution abstraite de l’absurde, dans le confort de laquelle (dit Lukács) s’installera Samuel Beckett.

En ce qui concerne la formation du récit romanesque, le raisonnement de Lévi-Strauss est plus pertinent que celui de Lukács, car l’auteur des Mythologiques met en lumière un phénomène décisif : la transformation (par dégradation) de l’ordonnance mythique en lignes narratives fragmentées et temporelles. Mais la thèse de Lukács est plus objective quant aux grands romans occidentaux du xviiie s., qui eurent pour matrice Don Quichotte. Le philosophe marxiste a bien vu que le roman, s’il procède de la destruction du mythe, se structure à partir de formes socio-idéologiques.