Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Car considérer un roman comme un objet textuel n’implique pas seulement de montrer que cet ouvrage constitue une certaine figure, un certain profil d’une langue. Une étude textuelle mettra aussi en lumière comment l’œuvre est tissée et composée : quel rôle y joue, par exemple, le narrateur ? quelles constantes président à l’organisation du récit ? comment est construit le roman ? L’étude du texte implique en outre de comparer l’écriture romanesque avec d’autres phénomènes narratifs, en particulier le récit mythique, comme l’a fait Claude Lévi-Strauss*, et enfin d’isoler les divers constituants de la substance du texte, qui, mis en langage, sont pour ainsi dire entrelacés dans son épaisseur.

Ainsi, la différence qu’établit la linguistique structurale entre le plan de l’expression et le plan du contenu sera particulièrement efficace pour étudier le roman, ouvrage complexe dont les contenus sociologique, psychologique, culturel sont très divers (occupent de nombreux niveaux) et dont les modes d’expression, dans une seule et même œuvre, sont non moins multiples.

Par référence à ces méthodes structurales, nous aborderons la question du passage de la narration mythique à la narration romanesque. On s’attachera ensuite à cerner le problème des contenus successifs du roman. On examinera enfin le « plan de l’expression », c’est-à-dire le roman comme ouvrage esthétique.

Cette démarche rencontre une difficulté sérieuse. En traitant surtout des aspects sémantiques du roman (du rapport entre ses formes et ses sens), on paraît éluder l’histoire concrète du romanesque. On semble, en particulier, ne pas tenir suffisamment compte du personnage. Mais, comme chacun sait, l’existence même de celui-ci, sa valeur comme « pôle » du roman, est depuis longtemps mise en question par les plus grands écrivains modernes. Jusqu’au début du xxe s., il est possible de « polariser » sur le personnage l’étude du roman, mais cette optique n’est plus pertinente lorsqu’il s’agit du roman de Proust, de Manhattan Transfer, à plus forte raison d’Ulysse. Plutôt que d’étudier le personnage en soi (comme une personne, un individu), mieux vaut l’examiner en termes de sémantique : le personnage est un élément formel (et technique) du langage romanesque, comme le sont d’ailleurs la description, la narration, le dialogue. Enfin notre démarche, fondée sur les résultats obtenus aujourd’hui par les diverses sciences humaines (sociologie, psychologie, science des textes), a pour avantage de présenter le roman comme une réalité culturelle, donc humaine.


Du mythe au roman


Une société « livrée à l’histoire »

Dans les quatre volumes des Mythologiques (le Cru et le cuit, Du miel aux cendres, l’Origine des manières de table, l’Homme nu, 1964-1971), Cl. Lévi-Strauss applique à un nombre considérable de récits mythiques indiens (Amérique du Sud, puis du Nord) une méthode structurale dont nous allons indiquer les traits fondamentaux. (V. mythe et mythologie.)

Pris isolément, un récit mythique n’est que ce qu’il semble être : une histoire comportant des aventures magiques (métamorphoses notamment) et où s’entrecroisent maints éléments de la vie dite « primitive », plantes, animaux, chasse, pêche, travaux, relations familiales et tribales. Mais en confrontant les uns avec les autres un certain nombre de récits (qui furent ou sont parlés, et que recueillirent, de la bouche d’« informateurs », des observateurs occidentaux), on s’aperçoit qu’ils se complètent rigoureusement : que tel « ensemble mythique » comporte des constantes et des variables, et que ces transformations des récits mythiques procèdent des mêmes lois que celles qui président à l’organisation sociale d’une population. Plus exactement, les récits mythiques, par leurs divisions cellulaires, par leurs ramifications ordonnées, disent, représentent ces lois organisatrices et, à un niveau plus élevé, expriment le cosmos (les relations de l’homme et du surhumain, de la nature avec la surnature) tel que se le représente la logique d’une pensée qui n’est « sauvage » qu’en apparence (Cl. Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, 1962).

Ainsi, Cl. Lévi-Strauss reconstitue le schéma extrêmement cohérent (où rien n’est laissé au hasard) d’une pensée et d’un ordre mythiques. Toutefois, l’anthropologue, mettant en regard deux groupes de mythes indiens, estimera pouvoir déceler, dans la forme même des récits du second groupe, les origines, les germes de la narration romanesque. Les récits du premier groupe concernent l’origine des constellations, et par conséquent des cycles à périodicité longue : les années, les saisons. Par contre, les mythes du second groupe concernent le Soleil et la Lune, donc des cycles brefs : l’alternance des jours et des nuits. Or, les deux groupes sont très différents par leurs formes, donc par leurs sens : les mythes de la « périodicité longue » ont des thèmes peu nombreux, leur composition est très cohérente, tandis que les mythes de la périodicité brève » témoignent d’une extrême liberté d’imagination et sont composés en désordre. Lévi-Strauss en conclut que les mythes concernant les cycles longs, marqués par la diversité (une année, une saison ont des aspects multiples et changeants), sont pourtant du côté de la rigueur, mais que les récits traitant de cycles courts, marqués par la monotonie du diurne et du nocturne, donnent lieu à un foisonnement.

Les mythes du second groupe sont (déjà) romanesques : pour rompre la monotonie répétitive des « soirées », le narrateur est amené à inventer sans cesse de nouveaux épisodes, à surcharger à l’infini le « mythe de base » et par là à tenir en suspens ses auditeurs, tout comme le feront au xixe s. les auteurs du roman-feuilleton.

Car les différences formelles et sémantiques observées par Lévi-Strauss mettent en cause deux conceptions incompatibles des rapports de l’homme et du monde, deux « métaphysiques sociales » pourrait-on dire. En s’adonnant à des narrations étirées et proliférantes, les Indiens se soumettaient à l’alternance étroite des jours et des nuits : ils perdaient de vue l’ordre mythique, le cosmos cohérent, la vie sociale vraiment organisée. De même, le feuilleton, qui opère par rebondissements d’intrigues (jusqu’à ce que les méchants soient punis et les bons récompensés), est l’exemple typique d’une société « qui se livre à l’histoire » (l’Origine des manières de table, p. 106), c’est-à-dire dominée par l’idée de « progrès » et régie par les rythmes saccadés de l’âge industriel.