Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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roman (suite)

Il faut donc souligner la légèreté avec laquelle on a souvent affirmé que Faulkner ou Robbe-Grillet* « brouillent », « démantèlent » le temps, la chronologie. De telles assertions impliquent d’une part qu’il n’y a qu’une connaissance historique possible (celle que développa, à très juste titre, le positivisme), d’autre part que les hommes existent dans une seule et même historicité. Or, si l’histoire est une science, elle est aussi les idéologies qu’elle suscite. Vint un jour où des écrivains se demandèrent : « À qui profite l’histoire ? » Le roman contemporain tient sa plus forte originalité de ce qu’il conteste une conception idéologique de l’histoire qui correspond en effet aux « idées » des classes possédantes et à leur « logique » : la marche de l’histoire doit être cohérente (linéaire) parce qu’elle va (doit aller) dans le sens du droit de propriété, de l’accumulation du profit. C’est cette histoire que dénoncent Joyce et Faulkner : ils la voient comme un objet, quand Balzac en faisait un sujet, le sujet par excellence du destin humain. Cependant, Joyce, Faulkner ou Hermann Broch* ne sont nullement marxistes, ni révolutionnaires. L’histoire qu’ils récusent (d’où l’aspect non chronologique de leurs œuvres) est l’histoire-progrès, l’histoire « matérialiste », régie par l’idée d’avoir et qui poursuit sa marche au nom de fausses valeurs, de valeurs de façade. Flaubert* et surtout Henry James en avaient nettement conscience, ainsi que Zola, dans la mesure où il opposait une histoire biologique à l’histoire chronologique.

Cette histoire « normale » suscite, de la fin du xixe s. à nos jours, des œuvres académistes et conformistes, riches de ces « clichés photographiques » que Virginia Woolf* estima nécessaire de bannir du roman. Le romanesque original du xxe s. déconstruisit en effet l’histoire linéaire, comme le cubisme, après l’impressionnisme, déconstruisit un espace pictural fondé sur la représentation en perspective des hommes et des choses.

Pourtant, répétons-le, l’histoire objective, linéaire, inéluctable dans sa successivité, demeure la référence du roman. Après avoir été un sujet à écouter, la condition historique de l’homme est devenue (déjà chez Flaubert et chez Henry James) un objet à traiter. Mais il est très important d’observer que dans le roman le plus « cubiste » ou « chaotique » (ainsi désigna-t-on souvent, au cours des années 1920, les œuvres de Joyce, de Virginia Woolf et de Proust) — dans les romans où des faits hétérogènes sont simplement juxtaposés —, le lecteur trouve invinciblement cette condition historique : non seulement parce que les éléments ainsi juxtaposés se succèdent devant son regard lisant, mais encore parce qu’il garde présente à l’esprit la notion d’une histoire strictement temporelle. Consciemment ou non, le lecteur se demandera quelle est la diégèse de la narration. Mise en lumière par Étienne Souriau, l’idée de diégèse désigne la succession rigoureusement chronologique des événements de tout récit (narratif, théâtral, cinématographique). Longtemps, le lecteur n’a pas eu à rétablir, à retrouver l’ordre diégétique des événements narrés : quand l’écrivain altérait l’ordre successif des faits, il en prévenait son lecteur, tel Hugo* rappelant, dans les Misérables, que « revenir en arrière est l’un des droits du romancier ». Mais, lorsqu’il s’agit d’un roman de Faulkner ou de Robbe-Grillet, nous devons faire un effort d’attention pour reconstituer la « chronologie ». Or, l’une des intentions du romancier était justement de faire sentir l’écart entre le devenir balzacien et sa réfraction par un sujet grâce à des montages d’écriture.

Voilà pourquoi nous avons accolé les termes fictive et fiction aux termes histoire et historique. Le mot fiction, qui souvent signifie « roman » en anglais, désigne le caractère constructif de l’imagination. Le romancier n’écrit pas une histoire : il forge une historicité romanesque. Mais ce travail repose sur l’idée d’histoire et consiste en une construction dans laquelle nous pouvons lire, quel que soit son désordre, ce qui est arrivé à des êtres, à des choses, à des idées, et surtout (de nos jours) ce qu’il advient à un narrateur en train d’écrire une fiction.

Il s’ensuit (troisième et dernier niveau de notre définition) que le statut de la fiction est un statut artistique. Le roman est un discours parce qu’il faut le composer selon une conception d’ensemble et par des techniques spécifiques. Le texte romanesque commence, se développe, se termine : il lui faut une entrée et une clôture. La composition balzacienne prend appui sur le tableau offert par une société et ses catégories, et le récit balzacien dérive de la notion de déterminisme, si puissante au xixe s. Dans tous les cas (et il sont innombrables), il faut à la rhétorique romanesque un plan fondamental et un foyer à partir duquel s’articuler. Prenons l’exemple des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos*. L’œuvre repose sur un plan social bien précis. Elle a pour forme de composition des échanges de lettres, et pour foyer principal deux personnages meneurs de jeu. Un voyage en chemin de fer sera utilisé pour forme de composition par M. Butor* (la Modification), qui prend d’autre part pour foyer narratif le pronom personnel ambigu « vous ». La littérature policière dans son ensemble (l’essence même du récit policier) servira à Robbe-Grillet de plan narratif fondamental. Mais on aborde déjà ici une question essentielle : quels sont les rapports entre d’une part les faits sociaux et culturels sur lesquels repose le roman et d’autre part les artifices d’écriture choisis et employés par l’écrivain pour susciter chez le lecteur un jugement qui soit référé à un principe non pas de réalité mais de beauté, sans toutefois que le second éclipse le premier ?

Poser cette question implique de se demander s’il vaut mieux, pour étudier le roman, être d’abord sociologue, historien, psychologue, économiste même, et ensuite esthéticien, ou au contraire s’attacher à considérer des ouvrages écrits, composés selon un certain ordre, et déceler ensuite, à travers ces discours, des contenus relevant des diverses sciences humaines. Comme en témoigne notre définition du roman, nous avons choisi la seconde voie d’approche, qui repose sur le fait que le roman, en dépit de ses innombrables figures, se présente sous l’aspect d’un livre (encore aujourd’hui du moins) et qu’il a pour base irréductible un phénomène de narration historique fictive qui se transforme et se différencie à l’infini, donnant lieu à des séries ou à des successions de structures artistiques, c’est-à-dire à des ensembles dont les éléments sont reliés entre eux pour former un tout cohérent.