Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Rodin (Auguste) (suite)

Dès 1883, la Société des gens de lettres se préoccupait d’élever un monument à Balzac. C’est en 1891 qu’Émile Zola, son président, défenseur des tendances modernes en art, fit appel à Rodin, le sage et classique Henri Michel Chapu (1833-1891) étant mort sans avoir pu avancer son projet. L’« affaire » commençait. Ennuyés deux ans plus tard de ne rien voir venir, les commanditaires se voient présenter la maquette en glaise d’une sorte de lutteur de foire, ventru et nu. L’un des émissaires de la Société évoquera « une masse énorme, choquante, difforme, un colossal fœtus ». Le comble est atteint lorsque l’œuvre définitive, habillée d’une ample robe de chambre, est présentée au Salon en 1898. Pour excuser son audace, Rodin a pris la précaution de placer non loin un marbre du Baiser, admis et admiré par les foules depuis 1886. Peine perdue ! On peut lire dans la presse : « Un cauchemar ignoble et insensé : Bonhomme de neige, Crapaud dans un sac, Colossal guignol. » Un marchand de bibelots met en vente un petit plâtre représentant une sorte de phoque, avec cette inscription ironique : « un pas en avant », faisant allusion à la pose du Balzac et à l’art de Rodin. C’était effectivement un pas en avant dont l’artiste n’eut au début qu’une conscience faible. Sa biographe Judith Cladel le décrit dans la cour du Dépôt des marbres le jour de l’enlèvement de la statue pour le Salon : « Vieilli, le visage congestionné, les paupières rougies, il jaugeait son œuvre d’un regard anxieux qu’il tournait vers moi. Puis, ôtant son feutre, il passa sa main sur son crâne comme pour en extraire l’obsession, l’obsession qui durait depuis dix ans. » Mais, à la fin de sa vie, Rodin répondra à un journaliste venu l’interroger : « Je ne me bats plus pour ma sculpture, elle sait depuis longtemps se défendre elle-même. [...] Si la vérité doit mourir, mon Balzac sera mis en pièces par les générations à venir. »

Un mémoire, rédigé en faveur de Rodin, recueille les signatures de Zola, d’Anatole France, de Clemenceau, de Claude Monet, de Paul Signac, de Toulouse-Lautrec, de Debussy, de Bourdelle, de Maillol. Choqué par la violence de la polémique, Rodin décide cependant de retirer son œuvre et l’installe dans le jardin de sa villa de Meudon, où le grand fantôme gainé dans sa robe de plâtre domine la ville au loin, « les yeux cherchant le soleil, et déjà envahis par l’ombre » (Léon Daudet). Ce n’est qu’en 1939 que, coulé en bronze, le Balzac sera élevé à Paris au carrefour Montparnasse-Raspail, au milieu du flot des voitures qui l’ignorent.


« La Porte de l’enfer »

Commandée par le sous-secrétaire d’État Edmond Turquet comme porte monumentale d’un musée des Arts décoratifs qui ne sera jamais construit, cette œuvre anthologique occupe Rodin de 1880 jusqu’à sa mort. Au départ simple aquarelle inspirée par la Porte du paradis de Ghiberti au baptistère de Florence, le projet, transformé par les visions gothiques des cathédrales que l’artiste a visitées toute sa vie et par la lecture de l’Enfer de Dante, dans lequel il s’est plongé, aboutit à un monument saisissant qui n’a de porte que le nom. Ses 186 figures représentent un véritable répertoire des idées, des formes, de la dramaturgie de Rodin, qui ne cessait d’y ajouter ou d’y puiser, l’appelant parfois « l’arche de Noé de mes créations ». Au sommet, sous des angles différents, trois personnages identiques, les Trois Ombres. Dessous, devant un rectangle d’ombre animé de multiples personnages, le Penseur (dont le plâtre était achevé en 1880), tel qu’il doit être vu, c’est-à-dire d’en bas. Juxtaposées, certaines figures jaillissent à la lumière, tombent du faîte, émergent du bronze : la Belle Heaulmière, Paolo et Francesca, l’Enfant prodigue, nu d’homme séparé du groupe Fugit amor, la Femme accroupie, Ugolin. Tout ce monde fantastique fait le va-et-vient entre l’atelier (études, versions autonomes) et la Porte. À ceux qui lui reprochent de ne jamais terminer son œuvre, Rodin réplique tranquillement : « Et les cathédrales, est-ce qu’elles sont finies ? »

La première fonte en bronze sera coulée en 1928 aux frais d’un admirateur américain. Ses dimensions : hauteur 6,35 m, largeur 4 m, profondeur 0,85 m. Il en existe quatre exemplaires : à Philadelphie, à Tōkyō, à Zurich, à Paris ; là, dans la cour du musée Rodin, elle a été scellée contre un mur et ne s’ouvrira jamais.


L’art de Rodin

C’est en 1889 que Rodin fait sa première exposition particulière : 36 sculptures, présentées en compagnie des toiles de Claude Monet à la galerie Georges Petit. De là à dire que la sculpture de Rodin est impressionniste, il n’y a qu’un pas. Certes, ses figures sont modelées dans la lumière, isolées par elle ; dans ses bronzes, les détails l’accrochent, dans ses marbres, la matière, comme translucide, semble la restituer. La lutte est constante entre la forme et la lumière, mais, par la nature même de la sculpture, la forme en définitive l’emporte, laissant toutefois jouer sur sa surface une magie rayonnante qui anime et fait vivre tout ce qui pourrait venir de l’académisme. Chez Rodin se trouvent opposés, ou réunis, un reste de romantisme titanesque et la vibration sensuelle de l’impressionnisme. Mais Rodin n’alla pas aussi loin dans l’impressionnisme et dans la dissolution des formes que l’Italien Medardo Rosso*, arrivé à Paris en 1884, pour lequel « rien n’est vraiment matériel dans l’espace, tout est air, lumière, rien n’est limite, tout bouge ». Les deux hommes échangèrent leurs œuvres ; mais, après le Balzac, ce fut la querelle, Rosso accusant Rodin de lui avoir volé sa manière.

La virilité de l’artiste, qui provoqua maint drame privé ou semi-public (« le bouc sacré », disait de lui certain échotier), l’attachait solidement à la chair, mais le souci de son métier l’éleva au-dessus de la simple sensualité (le Baiser, l’Éternel Printemps, Fugit amor) et le poussa, au-delà du cas particulier, à la généralisation (la Douleur, la Pensée) et à l’intensité de l’expression plastique (l’Enfant prodigue, Balzac). N’écrivit-il pas : « Le grand point est d’être ému, d’aimer, d’espérer, de frémir, d’être homme avant d’être artiste » ? Mais l’artisan d’ajouter : « Sans l’adresse de la main, le sentiment le plus vif est paralysé » (l’Art, entretiens réunis et publiés en 1911 par Paul Gsell).

Par sa manière de concevoir l’art et le métier de sculpteur, Rodin, héritier de siècles d’humanisme (et grand collectionneur d’œuvres antiques et médiévales, conservées à l’hôtel Biron), est un homme du xixe s. Son art est un aboutissement. Le cri de certains après lui : « Ne plus refaire Rodin » en est la preuve.

A. C.