Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rodin (Auguste) (suite)

Bruxelles, l’Italie, « l’Âge d’airain »

En 1871, réformé après avoir appartenu à la garde nationale, Rodin suit Carrier-Belleuse à Bruxelles pour l’assister dans des travaux de décoration. Pendant six années, dans cette ville riche, le sculpteur à tâche ne chômera pas. Tous ses travaux d’ornemaniste ne peuvent être recensés, mais on lui attribue sans faute : à la Bourse, deux groupes colossaux (l’Asie et l’Afrique), les caryatides (le Commerce, l’Industrie, les Arts) et, dans la salle publique, un bas-relief de génies enfants soutenant un globe ; au palais des Académies, des frises décoratives ; sur les immeubles du boulevard Anspach, une dizaine de caryatides. À Anvers, Rodin se taille une large part du monument au bourgmestre Loos. Ce n’est pas la richesse, mais le pain quotidien assuré, en dépit d’un incident fâcheux qui le brouille avec Carrier-Belleuse. Désireux d’augmenter ses gains, Rodin modèle et fait reproduire quelques statuettes signées de son propre nom : comme elles ressemblent, et pour cause, à celles de son patron, celui-ci l’accuse de faux, et leur collaboration est rompue.

Deux désirs, d’ailleurs, travaillent Rodin : faire un voyage en Italie et produire une œuvre. Il cède d’abord au premier (1875), puis s’attelle à réaliser le second. Il ne veut pas de modèle professionnel gâté par les poses conventionnelles d’atelier, et c’est un jeune et robuste soldat, Auguste Neyt, qui vient poser pour lui. Il faudra dix-huit mois de travail, y compris les besognes alimentaires, pour achever la statue, envoyée à l’exposition de 1877 du Cercle artistique de Bruxelles, sous le titre le Vaincu. L’homme a été doté d’une longue pique tenue de la main gauche, à seule fin de prendre appui pendant les longues séances de pose. Déroutée devant cette figure d’une telle réalité charnelle, la critique accuse Rodin de n’avoir fait qu’un moulage sur nature. Échange de lettres, proposition d’expertises, interventions d’amis... la calomnie ne s’arrête pas et suit le plâtre jusqu’au Salon de Paris, où il a été envoyé, débarrassé de sa lance, sous le titre de l’Âge d’airain (on le nomma aussi l’Homme qui s’éveille à la nature). Toujours assoiffé de potins et de polémiques, Paris enfle les critiques bruxelloises, et l’affaire se traîne jusqu’au cabinet du sous-secrétaire d’État. Si la vente de la statue est manquée pour l’instant, Rodin gagne des défenseurs et des amis dans le monde artistique.


Ouverture de la carrière parisienne

À l’automne de 1877, la préparation de l’Exposition universelle de 1878 bat son plein, et Rodin trouve à s’y employer. Tout est possible pour cet artisan qui dresse des reliefs de deux mètres de haut, sculpte des masques de faunes pour le palais du Trocadéro et, dessinateur de premier ordre, donne des modèles pour la bijouterie, l’orfèvrerie et l’ornementation d’ébénisterie. Mais il échoue à de nombreux concours, notamment à celui du monument commémoratif de la Défense de Paris, pour lequel il présente une extraordinaire maquette, échevelée et baroque, l’Appel aux armes (ou le Génie de la guerre, 1878). Une dernière fois apparaît le tutélaire Carrier-Belleuse, réconcilié avec Rodin. Sachant sa misère et ses dons, il le fait engager comme employé extraordinaire non permanent à la manufacture de Sèvres (1879-1882).

Un jour se présente chez Rodin, comme modèle, un rude paysan des Abruzzes. L’homme est puissant, sauvage, la chevelure broussailleuse, le visage sans sourire. Nu sur l’estrade, il se campe sans façon, le buste droit sur ses jambes écartées comme par la marche, les pieds platement rivés au sol, la bouche entrouverte comme pour une harangue. C’est l’homme qui marche, le prophète illuminé, et ce sera Saint Jean-Baptiste prêchant (1880), précédé de deux études, un Torse (avec une cuisse) et l’Homme qui marche (sans tête et sans bras), au formidable modelé noueux.

Si l’Âge d’airain a fait parler de l’artiste, le Saint Jean-Baptiste emporte, au Salon de 1881, de nombreuses adhésions. Rodin va lier amitiés et relations avec des personnalités du monde des arts, des lettres, de la politique, de la frivolité. Avec le temps, une vague de murmures flatteurs et une marée de commandes (de nombreux bustes : Jean-Paul Laurens, Alphonse Legros, Dalou, Puvis de Chavannes, Gustav Mahler, Henri Rochefort, Victor Hugo, Georges Clemenceau, etc.) viendront battre les portes de ses ateliers, dont les principaux seront le Dépôt des marbres, rue de l’Université, mis à sa disposition, l’hôtel Biron (actuel musée Rodin), rue de Varenne, et l’atelier de Meudon, où l’artiste fera transporter le pavillon qui, à l’Exposition internationale de 1900, a abrité sa triomphale exposition personnelle — celle qui, notamment, a assuré sa gloire auprès du public étranger.


Les monuments

La grande ambition des sculpteurs était d’obtenir des commandes de monuments. Rodin échoue encore pour un lord Byron à Londres, et le comité pour un Lazare Carnot repousse son projet. Mais il obtient notamment la commande du monument au peintre J. Bastien-Lepage, qui sera érigé à Damvillers en 1889, et celle d’un Claude Lorrain, qui sera installé à Nancy en 1892. En 1884, c’est la ville de Calais qui le pressent pour immortaliser dans le bronze le sacrifice de ses six bourgeois : ce qui, après tâtonnements et discussions, sera réalisé en 1895 sous la forme de l’étonnant morceau de bravoure que l’on sait. Rodin voulait que cette œuvre fût placée de plain-pied ; la municipalité, soucieuse de faire valoir sa munificence, désirait un socle haut et monumental. On coupa donc le socle en deux pour obtenir un médiocre piédestal entouré d’une grille ! Aujourd’hui, les Bourgeois de Calais se présentent à peu près comme le souhaitait l’artiste.

Il ne semble pas que Rodin, si habile et péremptoire lorsqu’il s’agissait de faire le morceau, ait bien maîtrisé la composition monumentale. Faut-il regretter que les projets pompeux et torturés présentés par l’artiste pour un monument à Victor Hugo au Panthéon aient été refusés sous le prétexte qu’ils ne s’adaptaient pas à l’emplacement ? Dans l’étude en plâtre (1890), Hugo repose pensivement sur un rocher figurant l’île de Guernesey, étendant le bras pour calmer l’océan sous le regard de Muses. Dans le bronze (v. 1893), le poète semble agrippé à un roc au pied duquel des nudités lui font signe, tandis qu’au sommet se tient Iris, messagère des dieux. Il nous reste cependant un vigoureux et pensif Hugo nu, en marbre, parfaitement intégré et harmonisé avec son rocher.

Le Monument à Domingo Faustino Sarmiento souleva de vives critiques lorsqu’il fut inauguré à Buenos Aires en 1900 : perché sur un cheval de picador, le héros argentin est très éloigné de ce que sera l’imposant Alvear de Bourdelle*, le fidèle praticien et élève de Rodin.