Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Ribera (José de)

Peintre espagnol (Játiva 1591 - Naples 1652).


Le destin de ce très grand peintre est à plus d’un titre singulier. Espagnol et Valencien — qui tend à le rappeler dans ses signatures, en accompagnant son nom du qualificatif « Español » et en donnant à son prénom la forme valencienne (« Jusepe ») —, il a quitté la Péninsule à vingt ans et n’y est jamais revenu. Il aura été le seul peintre espagnol du siècle à connaître la célébrité européenne, mais étiqueté dans l’école napolitaine, sous le sobriquet italien de « Spagnoletto ». Malgré un nombre élevé d’œuvres signées et datées, le début et le terme de sa biographie restent obscurs.

Et surtout il aura été victime d’une double légende. Une légende ancienne — reflet de certaine malveillance italienne contre l’intrus protégé par les vice-rois espagnols —, qui le dépeint comme un bohème instable et violent, buveur et bretteur à l’instar du Caravage*, envieux, ne supportant aucun rival (alors que les visiteurs espagnols comme Jusepe Martínez rapportent une image toute différente, d’homme courtois et sage). Une autre légende, romantique celle-là, propagée par lord Byron et par Théophile Gautier, fait de lui un génie sombre, une sorte de sadique qui ne se plaît que parmi les monstres, le sang et les tortures.

Or, si déplaisants que soient certains suppliciés — écorchés vifs (Marsyas, saint Barthélemy), déchirés par la roue (Ixion) ou par un vautour (Prométhée) — ou tels anormaux (comme l’affreuse Femme à barbe allaitant de la fondation Lerma à Tolède), ils ne représentent qu’une bien faible part dans une œuvre très vaste, et qui évolue plutôt de la violence vers la sérénité, de l’ombre vers la lumière.

Fils d’un cordonnier de Játiva, ville proche de Valence, on ignore tout de sa vocation de peintre. Qu’il ait été disciple de Ribalta* à Valence, comme on l’a répété pendant deux siècles, c’est possible, mais aucun fait ne le prouve. Dès 1612, on le trouve en Italie, à Parme, Bologne, Rome, où on suit sa trace entre 1613 et 1616 dans le milieu assez agité des « tenebrosi ». À partir de 1617, il est fixé à Naples, marié à la fille d’un peintre sicilien, Catarina Azzolino. Distingué par un vice-roi mécène, le duc d’Osuna, il exécutera pour lui des peintures puissantes et sombres, très caravagesques (Calvaire, Martyre de saint Barthélemy, Saint Jérôme), que conserve la collégiale d’Osuna, fief andalou du vice-roi. Après la brève éclipse qui suit la disgrâce de son protecteur en 1620 — il semble alors se consacrer surtout à la gravure (dont il sera le seul maître qui compte en Espagne avant Goya) —, il retrouve la confiance de nouveaux vice-rois, qui le prennent comme conseiller artistique et lui commandent de nombreux tableaux pour Philippe IV.

Il est dès 1626 membre de l’Académie romaine de Saint-Luc, surchargé de commandes, avec de nombreux disciples. Heureux dans son foyer, jouissant d’une large aisance, il n’éprouve nullement le besoin (il le dit à Jusepe Martínez) de chercher fortune à la cour de Madrid. Cette période heureuse dure jusqu’à la révolte populaire de Masaniello (1647) : la crise économique qui suit paraît diminuer ses ressources, puisqu’on le voit demander une avance aux chartreux de San Martino sur des travaux en cours ; et surtout, malgré les légendes brodées à ce sujet, il semble certain qu’une de ses filles fut enlevée par le bâtard royal don Juan José d’Autriche, venu réprimer la révolte (et dont Ribera avait fait un beau portrait équestre, conservé au Palais royal de Madrid). Le chagrin de cette aventure abrégea-t-il ses jours ? Il meurt en tout cas peu d’années après.

À propos de son œuvre, considérable — même en défalquant les nombreuses répliques ou copies anciennes qui attestent sa popularité —, on doit relever trois points. Le premier est sa magnifique qualité picturale, et dès la jeunesse : Martyre de saint André de Budapest, Saint Sébastien de Leningrad (1628), très caravagesques, mais d’une noblesse de style qui confirme la familiarité de Ribera avec Raphaël*. Sa touche est large et vibrante, son habileté extraordinaire à rendre non seulement les rides et les barbes des vieillards, mais toutes les qualités de la matière, chairs, étoffes, objets familiers (ses tableaux contiennent d’admirables morceaux de nature morte, comme ceux de la Bénédiction de Jacob du musée du Prado).

On devrait insister ensuite sur une diversité assez rare dans la peinture espagnole ; à côté des sujets évangéliques (Nativités, Saintes Familles, Mises au tombeau) et des puissantes figures d’apôtres, les martyrs tiennent une place importante, mais plus encore les ascètes, les farouches, les solitaires et les pénitents (Saint Paul ermite, Saint Jérôme, la Madeleine, Sainte Marie l’Égyptienne, au Prado) ; la Bible et la fable ont également inspiré des chefs-d’œuvre à Ribera (Prado, Escorial). Sa vision de l’antique est multiforme ; à côté d’une mythologie burlesque (Silène de 1626, musée de San Martino à Naples) ou d’une antiquité ironique à la manière de Vélasquez*, transformant en Archimèdes et en Diogènes les portefaix napolitains, on découvre un sens très noble de la majesté des mythes : ainsi pour la Mort d’Adonis à Naples, ou ce Cortège de Bacchus inspiré d’un relief antique, mutilé dans l’incendie du Palais de Madrid en 1794 et dont il reste au Prado les admirables figures du prêtre et de la prêtresse. Enfin, les figures de gueux picaresques ne sont pas toutes mythologiques, et le jeune Pied-bot du Louvre (1642), insolent et fier, est une des images les plus saisissantes de la peinture espagnole.

On notera enfin que, à partir de 1630, la lumière diurne joue un rôle croissant chez Ribera — au moins dans de larges secteurs de son œuvre —, en même temps que sa palette s’affine sous l’influence de Guido Reni et des Vénitiens (avec une gamme riche et nuancée de carmins et de gris), et qu’à côté de l’expressionnisme violent, qui ne disparaît pas, résonne souvent une note sans fadeur de charme féminin, de l’Immaculée bleu et blanc des Agustinas Recoletas de Salamanque (1635) au Mariage mystique de sainte Catherine de New York (Metropolitan Museum). D’autre part, une gravité solennelle et sereine, très espagnole, oppose les grands tableaux de la chartreuse de San Martino — notamment la magnifique Communion des apôtres, 1650 — au dramatisme d’œuvres, d’ailleurs excellentes, qui voisinent avec eux et qui sont dues aux disciples napolitains, tel Massimo Stanzione (1585-1656).