Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rhône (le) (suite)

Les invasions et les partages des royaumes francs qui ont suivi ont fait ensuite du Rhône une frontière entre les pays de la rive droite, relevant du royaume de France, et ceux de la rive gauche, rattachés à l’obédience de l’Empire germanique ; cette frontière, encore jalonnée par les châteaux édifiés de part et d’autre pour sa défense, a perpétué les expressions royaume et empire utilisées, récemment encore, par les bateliers du Rhône pour désigner chacun des rivages ; le Rhône est d’autre part resté le seul fleuve français à servir de limite départementale. La formation d’un espace rhodanien français a commencé au xiiie s., avec l’installation du pouvoir royal en Languedoc, et s’est poursuivie par l’intégration du Dauphiné et de la Provence à la fin du Moyen Âge, puis par l’annexion de la Bresse, du Bugey et de la Franche-Comté au xvie et au xviie s., la constitution de la Confédération suisse et de la république de Genève rattachant au contraire tout le bassin supérieur du Rhône au réseau de relations établi à travers les Alpes entre pays rhénans et Italie du Nord.

Les régions rhodaniennes françaises se structurent alors autour de Lyon, place européenne qui, au xviiie s., unit l’industrie à la banque en développant la soierie — dont la « fabrique » étend ses magnaneries et ses moulinages jusque dans le bas Rhône — et qui bénéficie de la convergence du réseau routier créé par les intendants, mais dont Saint-Étienne se tient à l’écart en se consacrant au ravitaillement de la capitale en houille. Marseille crée ses industries et commence à importer textiles et blés pour un arrière-pays que lui ouvre la route d’Aix-en-Provence ; le Languedoc commerce avec le Levant par le port de Sète, développe son industrie textile et commence à exploiter les charbonnages des Cévennes. Les échanges entre produits du Nord et du Midi s’effectuent à la foire de Beaucaire, dont Stendhal pourra encore décrire l’activité dans ses Mémoires d’un touriste.

Sur le haut Rhône, la navigation vers Lyon se fait par des barques vendues comme bois de chauffage une fois arrivées à destination et subsistera jusqu’en 1880. Le bassin de Rive-de-Gier envoie ses charbons vers Lyon par le canal de Givors. La navigation du Rhône assure le gros du trafic empruntant la vallée avec un tonnage évalué sous la Restauration au chiffre, alors considérable, de 250 000 t. Ce mouvement gagnait le Languedoc par le canal de Beaucaire jusqu’à Sète, où il rejoignait le canal du Midi et Marseille par Arles au moyen de caboteurs qui pouvaient remonter jusqu’à Beaucaire. La batellerie du Rhône, dont l’origine remontait fort loin, pratiquait la « descise », descente au fil de l’eau, et mettait vingt jours, parfois même deux ou trois mois, pour remonter le fleuve en convois halés par des équipages de 30 à 40 chevaux ; elle faisait vivre une population nombreuse et haute en couleurs de charretiers, de mariniers, d’aubergistes et de fournisseurs de fourrage, que nous font revivre le Poème du Rhône de Mistral et, plus récemment, le Seigneur du fleuve de Bernard Clavel.

Cette navigation traditionnelle, impropre à soutenir l’essor industriel du début du xixe s., fut supplantée par la navigation à vapeur apparue en 1829. Celle-ci, rapidement développée sur la Saône et sur le Rhône aux dépens du roulage par les capitaux lyonnais, effectuait un trafic de 350 000 tonnes en 1840 et, en 1855, de 624 000 tonnes ; ce trafic portait sur les charbons expédiés du bassin de la Loire vers Lyon et vers l’aval, sur les produits industriels lourds de la vallée du Gier, le Midi chargeant les vins du Languedoc, les produits coloniaux et industriels marseillais ainsi que le sel. Les premières lignes de chemin de fer, celle de Saint-Étienne à Givors, construite par les frères Seguin, celle de La Grand-Combe et d’Alès à Nîmes et à Beaucaire, ont eu pour objet de relier les bassins houillers à la voie rhodanienne, moyen de transport alors dominant et pôle de développement à l’origine de la création de chantiers navals et de constructions de chaudières pour bateaux à Chalon-sur-Saône par la Société du Creusot et à Lyon par des entrepreneurs de la ville.

La difficulté d’aménager le Rhône, isolé du reste du réseau de voies navigables alors que les relations européennes par la basse Seine, les ports hollandais et belges ou italiens se développaient, a cependant entravé l’essor de la navigation rhodanienne ; celle-ci fut ruinée ensuite par la concurrence victorieuse du chemin de fer, surtout à partir de 1857, date de la constitution de la compagnie du P. L. M. Cette compagnie, maîtresse de l’ensemble des relations entre Paris et la Méditerranée, devint l’instrument de l’organisation du territoire régional aux mains des milieux dirigeants parisiens. Le recul du trafic rhodanien (173 000 t en 1880) est la traduction d’un relatif effacement régional devant la puissance parisienne et l’essor des bassins industriels du Nord-Ouest européen, qui nourrissent alors un trafic rhénan en continuel progrès : les bassins des Cévennes, de la Loire et du Centre sont surclassés par leurs concurrents français et européens et voient leur production plafonner à partir de 1860 ; la sidérurgie disparaît de la vallée du Rhône et ne subsiste dans la Loire et au Creusot qu’en devenant l’auxiliaire de la grosse métallurgie, qui se développe grâce à ses fabrications d’équipements de très haute qualité. La faible croissance des populations rhodaniennes, aggravée par l’exode massif qui caractérise au xixe s. et durant la première moitié du xxe s. les pays des Alpes du Sud et du Massif central, ne soutient pas une économie régionale qui perd progressivement ses pouvoirs de décision au profit de la capitale ; Marseille, isolée du Rhône, développe son trafic moins rapidement que les grands ports français et européens ; les capitaux languedociens sont retirés de l’industrie pour être investis dans une viticulture spéculative vouée à l’approvisionnement des marchés parisiens et aux crises de surproduction.