Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Révolution française (suite)

Le projet reçut l’appui des sans-culottes et des Montagnards en raison de cet aspect politique. Les sans-culottes soutenaient que le triomphe de l’armée dépendait de l’égalité et de l’épuration des chefs nobles ou suspects d’aristocratie. Marat* fut leur porte-parole. Dès février, il réclama dans le numéro 3 du Journal de la République française la « nationalisation » de l’armée. Les Girondins, à l’exception de Lamarque, se dressèrent tous contre le projet. Ils en dénoncèrent les prétendus effets corrupteurs pour la discipline et l’affaiblissement qui en résulterait. Leur véritable inquiétude était de voir un instrument d’intervention politique et de répression leur échapper. Les Girondins couvrirent leur refus de motifs techniques : l’« amalgame » ne supposait-il pas le déplacement des bataillons pour constituer les demi-brigades ; ces cheminements n’étaient-ils pas préjudiciables aux opérations ?

Ils acceptèrent de voter le principe de la nationalisation de l’armée ; il y aurait désormais même uniforme, même solde, même règle d’avancement et même discipline, mais les bataillons des régiments de l’ancienne armée ne seraient unis que plus tard aux bataillons de volontaires, dans la proportion de un pour ceux-là à deux pour ceux-ci. Le 24 février 1793, les Girondins votèrent aussi la réquisition permanente de tous les citoyens français célibataires ou veufs sans enfants de dix-huit à quarante ans, jusqu’à atteindre un complément d’effectif de 300 000 hommes. Malgré l’affirmation que tous devaient le service militaire, ce n’était pas la conscription de tous les Français. Dans chaque département, les administrateurs et leurs administrés devaient choisir le mode de désignation de ceux qui verseraient l’impôt du sang. On sait quel désordre et parfois même quelle révolte allaient suivre une loi qui apparut aux plus pauvres comme une contribution ne reposant que sur eux-mêmes.

La trahison de certains chefs, tel Dumouriez, et les défaites poussèrent une nouvelle fois les masses populaires à agir. Les sans-culottes exigèrent en août non plus la levée de « volontaires », mais la levée en masse. La Terreur* devait joindre à son aspect politique un caractère militaire. Le décret du 23 août 1793 mit la réquisition générale à l’ordre du jour de toutes les administrations de district : « Dès ce moment jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront de vieux linges en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République [...].

« Les citoyens non mariés ou veufs sans enfants de 18 à 25 ans marcheront les premiers [...]. Se rendront sans délai au chef-lieu de leur district, où ils s’exerceront tous les jours au maniement des armes, en attendant l’heure du départ [...].

« Nul ne pourra se faire remplacer, les fonctionnaires publics resteront à leur poste [...].

« Le bataillon qui sera organisé dans chaque district sera réuni sous une bannière portant cette inscription : Le peuple français debout contre les tyrans. »

Prise à la gorge par ses ennemis, la Convention entreprend de lever, d’équiper, d’armer et de nourrir des centaines de milliers d’hommes. Toutes les activités du pays vont être subordonnées à l’entreprise de défense nationale. Le pays le peut-il ? Car il y a cet immense cri de la France rurale : « La terre va être à jamais ruinée si cet énorme prélèvement de main-d’œuvre est encore opéré [...]. Allonger la journée pour fabriquer la chaussure, l’habit ou forger l’arme, c’est encore un sacrifice supportable ; ne plus avoir de bras pour moissonner et pour ensuite retourner la terre, voilà ce qui est impossible. »

En face de cette évidence, il va y avoir des dizaines de militants politiques qui comprendront qu’il faut la nier pour que la patrie nouvelle soit sauve. Il y a ceux dont l’histoire a retenu le nom, tel Saint-Just*. Organisateur de la victoire, au même titre qu’un Carnot*, il paie infatigablement de sa personne : intendant, il trouve la subsistance, le vêtement, l’armement là où, la veille, il ne semblait n’y avoir rien ; stratège, il sait écouter les délibérations d’état-major et n’intervenir que pour donner une idée directrice qui fera du combat un succès ; capitaine, il sait se mêler aux hommes et partager leurs souffrances ; pédagogue politique, il enseigne inlassablement le sens du combat. Mais il y a aussi à travers la France d’autres Saint-Just, Jacobins et sans-culottes qui ne dorment que quatre heures par nuit et s’occupent de tous les détails, dont le moindre n’est pas de démontrer que l’effort réclamé est indispensable et qu’il faut forcer le destin. À des paysans parfois traînés par les gendarmes et les colonnes mobiles qui ratissent le pays, ces chefs tiennent le langage du citoyen ; ils décrivent la terre et les hommes pris autrefois dans le réseau ancien de la féodalité ; ils redisent la peur de retomber dans l’antique esclavage, mais aussi l’espoir d’un affranchissement décisif par l’ultime combat. Mille fois, ils répètent la déclaration des droits de 1793, ce chant de liberté ; mille fois, ils montrent combien il est plus difficile d’être un homme libre qu’un esclave, mais quelle exaltation il y a à accepter cette condition de l’homme ! Et ils sont entendus : à plus d’un siècle et demi de distance, l’historien qui parcourt les lettres de ces requis de l’an II est encore frappé par cette transformation d’hommes qui, la veille encore, se détachaient avec peine de leur exploitation et qui, en quelques semaines, sont conscients de vivre une aventure collective qui les magnifie. Hier au bord de l’insoumission, ils acceptent désormais le sacrifice suprême et se savent les missionnaires de la Liberté. Prisonniers, ils organisent dans leur geôle des fêtes révolutionnaires destinées à maintenir leur moral, et à convaincre les mercenaires qui les gardent. En plein territoire étranger, où les ennemis les ont conduits, ils plantent l’arbre de la Liberté, chantent la Marseillaise et les refrains sans-culottes, invitant leurs gardiens à fraterniser avec eux.