Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Révolution française (suite)

Ne lit-on pas dans les cimetières de l’armée l’arrêt de l’expansion économique ? De même qu’on exagère la masse des citoyens pris dans l’entreprise de guerre, de même grossit-on les pertes subies. L’analyse des registres de contrôle des troupes restreint la liste des morts. Elle montre certes l’hécatombe des premiers mois de la guerre : les unités étaient alors souvent mal encadrées, et l’armée l’emportait en dépensant sans compter la vie des soldats. Mais l’historien militaire sait bien aussi que le prix du sang se modifia et que les chefs militaires surent retrouver la « vertu » de leurs devanciers : vaincre en épargnant le plus possible la vie de leurs hommes. Plus nombreux qu’on ne l’a dit sont les combattants de la Liberté qui rentrèrent dans leur ville ou leur village. Mais, par éducation réciproque, ils généraliseront les comportements antinatalistes qui caractérisaient les hautes couches de la société. La loi sur les partages successoraux et la déficience de l’encadrement religieux comptent aussi pour expliquer cette restriction des naissances. Pourtant, si la France de la Révolution fut celle d’une certaine décompression démographique dont bénéficièrent les salariés, il reste qu’elle demeura la terre « riche en hommes ». Avec une natalité de 32 p. 1 000 et une mortalité de 27 p. 1 000, la France fait encore figure de « Chine du xviiie s. ».

Les paysans demeurent nombreux. Mais l’agriculture d’alors est-elle un frein ou un moteur de croissance ? Les emblavures et la production sont, pour E. Labrousse et G. Lefebvre, en hausse de 25 p. 100 de 1789 à 1815. Mais les historiens notent que cette croissance est le fait de la mise en culture de terres autrefois délaissées : la vente des biens nationaux rend ceux-ci disponibles au moment où se replient des capitaux venus du commerce et de l’industrie. Les superficies cultivées croissent, mais non pas les rendements. Le capital ainsi accumulé reste-t-il à la disposition des propriétaires, qui pourraient en faire bénéficier l’industrie et le commerce, ou bien est-il vite dévoré par les milliers de petits exploitants que la Révolution laisse demeurer sur le sol et qui ne vont pas grossir les rangs de ceux qui se pressent déjà dans les ateliers et les manufactures ? Des historiens, tel A. Soboul, ont remarqué que les propriétaires savaient augmenter leur profit en incluant dans leurs baux de ferme la dîme, supprimée en principe par la Révolution. Comme le note Jean Marczewski, ces propriétaires ont par le jeu des prix et des salaires un pouvoir d’achat grandi ; l’industrie et le commerce allaient pouvoir en bénéficier au xixe s.

Difficultés, mais promesses d’avenir, telle semble être la situation de ces secteurs après la tourmente des années révolutionnaires. Difficultés : le Blocus, qui est un fait de cette période, est générateur de la décadence de la région qui, sous l’Ancien Régime, était la zone de dynamisme, c’est-à-dire celle de la côte atlantique. Avec la ruine du commerce triangulaire (Afrique-Antilles), c’est aussi tout un arrière-pays de manufactures qui est mis en crise. Il vivait en symbiose avec la côte et lui fournissait les produits pour la construction navale, les textiles — telles les toiles de lin — et les produits alimentaires. Mais ce déclin n’est pas continu, et la recherche contemporaine montre les reprises et les efforts de réorientation du marché.

Promesses d’avenir : si, dans les années 1797-98, les signes du marasme industriel se multiplient, variablement selon les régions et les secteurs, on relève aussi des indices de reprise. Pour certaines industries, l’an VI fut « le temps de l’espérance, selon la formule que Pierre Clemendot a appliqué à la Meurthe » (Denis Woronoff). La crise agit comme un filtre ; elle détruit les entreprises les moins bien armées pour la compétition. Elle préserve les bases du démarrage industriel. Elle frappe pour un temps les industries pionnières, comme celle du coton ; elle n’enlève pas toutes chances de redémarrage. Celui-ci s’effectuera sous l’Empire, héritier de la Révolution.

Mais surtout il y a redistribution géographique des entreprises. Il y a transfert d’activités vers Paris, le nord et l’est de la France. Dans cette frange pionnière non loin de la zone rhénane, des bourgeois entreprenants sont à l’œuvre. Ils sont les fils de cette Révolution, qui libère l’énergie individuelle et fait appel à l’imagination créatrice.

À l’intérieur de cette bourgeoisie fonctionne une « noria » sociale ; celle-ci fait monter des personnages nouveaux, tandis qu’elle abaisse ou fait disparaître des types anciens. Les titulaires d’office ou les rentiers de l’État monarchique sont ruinés et les « bourgeois à talents » obtiennent la place que leur confère leur mérite. Fonctionnaires besogneux, attachés, quels que soient les gouvernements, à l’État républicain, ils ont acquis dans les administrations révolutionnaires l’expérience indispensable et, désormais, reconnue comme telle. Ainsi, Pierre François Piorry (1761-1840), tour à tour Conventionnel, membre du Comité de législation et chargé du contrôle des marchés de l’État, est commissaire du Directoire à Anvers avant d’être remarqué par Napoléon. Beaucoup d’autres comme lui siégeront auprès de notables, qui étaient les « maîtres d’un peuple immense de fermiers et de métayers, d’ouvriers, de domestiques et de fournisseurs » (G. Lefebvre).

Parmi ces « notabiles », qui remplacent les « gentilhomines », les gentilshommes, les hommes du passé, nouveaux bourgeois et bourgeois du type ancien se côtoient. Le jeu social, régi par le libéralisme, rassemble en effet une « bourgeoisie conquérante », où l’on trouve des personnalités comme Richard-Lenoir (1765-1839) et Liévin Bauwens (1769-1822), et une bourgeoisie venue de l’Ancien Régime, où l’on compte des hommes comme Claude Perier (1742-1801), qui serviront de modèle à des écrivains tels que Stendhal. La lecture des inventaires après décès, où abondent les biens fonciers, disent assez que l’exercice du commerce ou de l’industrie n’a été qu’une étape de la vie de ces grands bourgeois et que le modèle de leur existence demeure celui du propriétaire terrien qui, à l’image du noble, gère ses terres.