Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

révolution (sociologie de la) (suite)

Les révolutions sont des conflits dont elles partagent la logique. Clausewitz* a montré, à propos de la guerre, que cette logique mène les conflits aux extrêmes, c’est-à-dire à la lutte à mort. En effet, les adversaires ont avantage à user sans restriction de la force, chacun n’étant assuré du succès que s’il a désarmé l’autre ; le succès dépend des moyens et de la volonté que chacun apporte au combat. De ce fait, si des freins ne venaient contrarier la pente naturelle de la guerre, chaque guerre serait une sorte de suicide collectif. Il en va de même pour les révolutions : le conflit entre l’ordre et ses opposants monte nécessairement aux extrêmes pour devenir une lutte à mort, dont l’enjeu ultime est le pouvoir, car c’est à partir du moment où l’on en détient les rênes que l’on peut espérer accomplir les projets révolutionnaires. Or, toutes les sociétés humaines connaissent des conflits révolutionnaires ainsi définis ; selon la logique, elles auraient depuis longtemps succombé à des suicides. Il n’en est évidemment rien. C’est le signe que des freins sont à l’œuvre. Ceux-ci sont liés à la dissymétrie dans le rapport des forces entre l’ordre et l’opposition, qui joue normalement en faveur de l’ordre. En effet, que ce soit pour le nombre, les moyens ou la volonté, l’ordre bénéficie d’avantages décisifs. Presque par définition, les tenants de l’ordre occupent des positions d’où ils peuvent mater les mouvements d’opposition. En particulier, ils possèdent l’usage légitime de la force (armée et police) et, pour peu qu’ils soient disposés à l’utiliser, ils sont en mesure d’écraser n’importe quelle opposition. De ce fait, le combat révolutionnaire est, certes, un combat à mort, mais la moisson de la mort est limitée par la dissymétrie du nombre des combattants.

Un mouvement révolutionnaire ne peut l’emporter si les partisans de l’ordre, surtout ceux qui en bénéficient le plus directement (la classe dirigeante ou l’élite), sont décidés à user de la force. Or, cet esprit de décision fait défaut à partir du moment où l’élite est divisée sur les objectifs à atteindre. Il s’ensuit qu’une situation révolutionnaire est réalisée dès lors que l’élite perd la foi en sa propre légitimité ou qu’elle ne parvient plus à s’entendre sur l’ordre qu’il convient d’imposer. Cette remarque a son importance, car il est d’usage de considérer que ce sont les opposants qui créent la situation révolutionnaire. En fait, l’expérience historique montre que les tensions qu’impose à la masse la vie en société sont toujours suffisantes pour rendre une dissidence révolutionnaire possible. Tant que les partisans de l’ordre, c’est-à-dire l’élite, tiennent bon, cela débouche sur des révoltes. Pour atteindre le point de rupture décisif, qui est proprement la révolution et qui consiste dans la dévolution du pouvoir à une nouvelle élite, il faut encore que l’élite cède ou soit incapable d’imposer son ordre.

Il est maintenant possible de saisir les fonctions des mouvements révolutionnaires. Si l’on admet que toute société tend à persévérer dans son être, c’est-à-dire à perpétuer l’ordre sur lequel elle se fonde, trois fonctions apparaissent à l’évidence. La première tend à préserver l’équilibre social, en mettant hors circuit un certain nombre d’individus qui ne peuvent accepter l’ordre établi ; des dissidences individuelles ou collectives apparaissent, qui désamorcent les tensions en les circonscrivant ; on peut ranger dans cette catégorie les anachorètes, les ermites, certains mouvements monastiques, certains vagabonds, les aventuriers, les beatniks, les hippies, etc. La deuxième fonction tend à restaurer cet équilibre social. Elle opère par décharges violentes d’énergie et d’agressivité, qui permettent de réduire, pour un temps plus ou moins long, le niveau des tensions sociales ; on y inclura les guerres serviles, les guerres paysannes ou les soulèvements populaires urbains. La troisième fonction réussit à instaurer un nouvel équilibre. Ce sont les révolutions au sens propre du terme qui, grâce à la prise du pouvoir, sont en état de remodeler la société en fonction d’objectifs nouveaux. Comme on le verra par la suite, la profondeur des changements introduits par une révolution sont très variables. Ils peuvent se limiter à un simple changement de l’équipe dirigeante ou viser une mutation de civilisation. Il convient de noter que la plupart des auteurs réservent le terme de révolution à ces modifications profondes du corps social. Malheureusement, personne n’a encore réussi à produire un critère satisfaisant pour mesurer cette profondeur, de telle sorte qu’il est préférable de retenir une définition large de la révolution.


Les types de révolutions

Retenir une définition large des révolutions implique la distinction entre plusieurs types, car il va de soi que la Révolution française et un coup d’État latino-américain sont séparés par de profondes différences. La difficulté est de trouver des critères pertinents de différenciation. On écartera d’emblée les catégories de bon/mauvais, de progressiste/réactionnaire..., car elles n’ont de sens que si l’on porte foi en une philosophie de l’histoire, ce qui fait sortir de l’activité scientifique.

Il apparaît que seule la prise en considération de toute une série de critères permet de cerner la réalité. On peut en distinguer neuf.

1. L’intensité, c’est-à-dire l’ampleur des transformations opérées ou rendues possibles par la révolution. L’intensité la plus faible serait le remplacement du personnel dirigeant, au sommet de la hiérarchie ; puis viendrait le remplacement des règles du jeu politique ; ensuite, ce serait le remplacement des règles du jeu politique et de l’élite dirigeante ; au-dessus encore, on aurait le bouleversement politique et social, caractérisé par le changement des règles du jeu politique et de l’élite dirigeante, le bouleversement dans l’échelle des valeurs, dans la hiérarchie et les relations internationales ; enfin, on pourrait distinguer le changement de civilisation.