Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

réalisme socialiste (suite)

Histoire

L’apparition de la notion de réalisme socialiste en tant que doctrine esthétique officielle de l’U. R. S. S. est liée à trois ordres de facteurs : l’évolution de la littérature russe au lendemain de la révolution de 1917 ; l’élaboration, par les écrivains communistes, d’une norme littéraire se réclamant du marxisme ; la politique du parti communiste vis-à-vis des « compagnons de route », représentants de l’intelligentsia non communiste.

Au moment de la révolution, le réalisme* (avec Gorki*, Bounine*, A. I. Kouprine) occupe encore une position dominante dans la prose russe. Quelques écrivains seulement (Belyï*, A. M. Remizov, Zamiatine*) tentent d’appliquer à la prose les principes qui, depuis le symbolisme, ont triomphé dans la poésie et placent celle-ci, avec Aleksandr Blok*, les acméistes (Akhmatova*, Mandelstam*) et les futuristes (V. V. Khlebnikov, Maïakovski*, Pasternak*), à l’avant-garde du mouvement littéraire. En accentuant la rupture avec le passé (qui se traduit notamment par le départ en émigration d’une partie importante de la vieille génération littéraire), la révolution laisse d’abord le champ libre à l’avant-garde. L’irruption d’une thématique politico-sociale liée à la révolution ne tarde pas à amorcer l’évolution inverse. La prose reprend le pas sur la poésie. D’abord « romantique », émotionnelle et expressive dans les récits de Pilniak*, de Babel*, de Vsevolod Viatcheslavovitch Ivanov, elle tend, dans les premières œuvres des jeunes écrivains communistes formés par la guerre civile (D. A. Fourmanov, Fadeïev*, Cholokhov*), à la recherche de l’objectivité historique et de la vraisemblance psychologique, tandis que certains des « frères Sérapion » (Fedine*, Kaverine*) ou des jeunes prosateurs qui leur sont proches (Leonov*) œuvrent à la renaissance du roman.

Ces tendances sont encouragées par le retour en U. R. S. S. ou l’influence qu’ils y conservent des romanciers réalistes chevronnés comme Gorki ou Alexis Tolstoï*.

Sur le plan théorique, l’esthétique réaliste, liée au passé prérévolutionnaire, est violemment combattue par les futuristes, ralliés aux bolcheviks dès 1917 et qui s’appuient sur les travaux de l’école formaliste pour préconiser au nom de la révolution un art dont la fonction n’est pas de reproduire le réel, mais de le produire. Les premiers théoriciens et adeptes de la « Culture prolétarienne » (Proletkoult), puis les jeunes militants communistes du groupe littéraire Oktiabr (« Octobre »), qui occupent bientôt une position dominante dans la nombreuse et puissante « Association des écrivains prolétariens » (VAPP, puis RAPP), partagent d’abord l’hostilité des futuristes à l’égard du réalisme. Celui-ci est défendu en revanche par le plus influent des critiques marxistes, Aleksandr Konstantinovitch Voronski (1884-1943), placé en 1921 par Lénine à la tête de la première revue littéraire soviétique, Krasnaïa Nov (Friches rouges), et qui, à la suite de Plekhanov, souligne la fonction cognitive et la portée objective du grand art. La conception de Voronski est reprise après 1925 par la nouvelle équipe dirigeante de l’Association des écrivains prolétariens. Celle-ci continue, cependant, à attaquer Voronski pour le rôle qu’il attribue à l’intuition, donc à l’irrationnel et à l’involontaire, dans la création artistique. Elle critique pour la même raison le « sociologisme vulgaire » de l’historien de la littérature V. F. Pereverzev, autre disciple de Plekhanov, qui, en rattachant directement l’œuvre d’art à son conditionnement socio-économique, amoindrit le rôle de l’idéologie (c’est-à-dire de la conscience et de la volonté de l’écrivain). La notion de partinost (« esprit de parti »), tirée de l’article de Lénine Partinaïa organizatsia i partinaïa literatoura (De l’organisation du parti et de la littérature du parti, 1905), est utilisée après 1929 contre le déterminisme plekhanovien pour souligner le rôle de l’idéologie dans la création artistique, au détriment des facteurs socio-économiques. C’est dans ce dessein, également, qu’est introduite la notion de « méthode artistique », qui permet d’appliquer à l’œuvre d’art des critères idéologiques : ainsi, Fadeïev oppose le réalisme, « méthode artistique du matérialisme dialectique », au romantisme, qu’il rattache à l’idéalisme.

Les écrivains non communistes, ou « compagnons de route » (popouttchiki), occupent une place dominante dans la littérature soviétique des années 20. Aux yeux des écrivains prolétariens, ils ne sont que des représentants attardés de la culture bourgeoise, à laquelle la révolution doit substituer une culture prolétarienne. Voronski, qui conteste, à la suite de Trotski, l’idée même d’une « culture prolétarienne » (la dictature du prolétariat, n’étant qu’une étape transitoire vers la société sans classes, ne saurait donner naissance à une culture autonome et originale), s’attire la haine des dirigeants prolétariens en ouvrant largement la revue Krasnaïa Nov aux compagnons de route. Dans une résolution adoptée le 18 juin 1925, le Comité central du parti justifie cette tolérance par la perspective d’une différenciation qui rapprocherait progressivement la plupart des compagnons de route des positions du parti. Cette différenciation se produit en effet, accélérée par le tournant de l’industrialisation et de la collectivisation, qui crée un climat de tension politique exploité par la RAPP pour intimider ses adversaires. Certains d’entre eux, tels Boulgakov*, Mandelstam, Zamiatine, Pilniak, Babel, se taisent ou sont réduits au silence. D’autres, tels Fedine, Leonov, V. V. Ivanov, Kaverine, Kataïev*, Paoustovski*, Ehrenbourg*, apportent leur contribution à la littérature du plan quinquennal. Le retour de Gorki en U. R. S. S., en 1928, couronne le ralliement de l’intelligentsia. Devenue aux yeux du parti un obstacle à ce ralliement par son attitude sectaire et ses outrances polémiques, la RAPP est dissoute le 23 avril 1932 par une décision du Comité central, qui met fin à l’existence des groupes littéraires légalement constitués jusque-là et annonce la création d’une organisation unitaire des écrivains soviétiques, sans distinction d’origine sociale ou d’appartenance politique. Un comité d’organisation, formé des représentants des principaux groupes littéraires et présidé, sous l’autorité nominale de Gorki, par des fonctionnaires du parti (I. Gronski, rédacteur en chef des Izvvestia ; V. Kirpotine, chef de la section littéraire du Comité central ; A. Stetski, chef de la section de la propagande), est chargé de préparer les statuts de la future Union des écrivains. Il reprend la « plate-forme esthétique » de la RAPP, assortie de quelques correctifs : un rejet moins absolu du romantisme, dont on admet la variante « progressiste » ; une distinction plus nette entre le contenu idéologique et la « méthode artistique », ce qui aboutit au choix de la formule du « réalisme socialiste », plus souple que celle de la « méthode dialectico-matérialiste ». Cette formule apparaît pour la première fois dans le compte rendu d’un discours de Gronski publié dans la Pravda du 20 mai 1932 ; elle est consacrée par Staline le 26 octobre 1932, au cours d’une réunion d’écrivains et de dirigeants du parti chez Maxime Gorki, et inscrite dans les statuts adoptés en août 1934 au premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques.