Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Ravel (Maurice) (suite)

Incidence de l’élément aquatique et virtuosité

De même qu’elle reste l’élément de prédilection des peintres impressionnistes, l’eau des lacs, des mers et des rivières exerce sur des compositeurs tels que Fauré, Ravel et Debussy une attirance que chacun d’eux ressent et exprime différemment. On peut dire que la musique de Claude Debussy semble organiquement apparentée à l’élément liquide, tandis que la fascination des glissements perpétuels imprime aux Barcarolles et aux mélodies fauréennes quelques-unes de leurs plus souples ondulations et que les doigts de Maurice Ravel s’appliquent à recréer en prismes éblouissants les traits imprévisibles d’une eau jaillissante. « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille » : l’aimable scène qu’impose à notre esprit la citation d’Henri de Régnier mise en exergue des Jeux d’eau se déroule et s’anime en un carrousel de figures ludiques et volubiles qui, pour être, sans équivoque, inspirées des propositions lisztiennes, n’en sont pas moins exemplaires de l’audace ravélienne, concurremment vérifiée par l’empirisme de la main et l’exigence de l’oreille. Un souci analogue de ductilité instrumentale régit les parties de flûte, de harpe et de clarinette dans la scène de Daphnis et Chloé qui précède le lever du jour et que seuls occupent le paysage de la grotte et « le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches ». Quant au délicieux personnage d’Aloysius Bertrand, l’ondine des contes et de Gaspard de la nuit, le charme ensorceleur de son chant n’apparaît aussi tendre que parce qu’il s’élève, tout emperlé, des miroitements perpétuels d’une fine résille d’accords dont la fluidité et la subtilité rythmique imposent à l’instrumentiste une tension musculaire insoupçonnée de l’auditeur.


Incantation, permanences rythmiques et harmoniques

Cette contention masquée lie grâce que requièrent du pianiste idéal les enchantements de la Sirène se convertit au cours de la seconde pièce du recueil, « le Gibet », en une recherche intense de l’épreuve nerveuse crûment transmise à l’auditeur par la répétition obsessionnelle d’un si bémol fatidique qui ponctue pendant cinquante-deux mesures l’évocation hallucinante du pendu rougeoyant aux derniers feux du soleil. Parce que, aux limites extrêmes d’une sensibilité très riche, Ravel se veut le musicien des incantations avouées et des nostalgies tacites, il est plus aisé de déterminer en son œuvre les processus incantatoires que d’éclairer le mystère de ses mélancolies. Dès ses premières compositions (Un grand sommeil noir, la « Habanera »), nous voyons Ravel utiliser la permanence rythmique et ce que l’on est convenu d’appeler une pédale harmonique, tenue d’accord caractérisée autour de laquelle s’organisent mélodies et architecture. « Le Gibet » dans l’ordre pianistique et le Boléro dans le domaine orchestral demeurent les formulations évidentes d’une règle structurale et d’une volonté d’expression. « La Vallée des cloches » (de Miroirs) et la pastorale de l’Enfant et les sortilèges offrent des exemples de pédale harmonique qui échappent à l’objectif de l’incantation et tendent à signifier des images sonores très circonscrites : ici, rumeurs confuses d’un paysage crépusculaire dont émergent les timbres subtils des campanes et, là, musette obstinée dont l’archaïsme inattendu exalte tout un monde de tendres et souriantes nostalgies. En revanche, l’instinct de magie qui commande à tant de démarches ravéliennes s’inscrit en clair, tout au cours de l’œuvre, dans la genèse de ses préambules mystérieux, qui retardent délibérément l’éclosion du thème principal : le portique de notes répétées de « Scarbo » dans Gaspard de la nuit, l’élévation rituelle des sourdines de cordes qui préludent au ballet de Daphnis, le brouhaha harmonique du début de la Valse, l’entrée fantomatique du contre-basson et les basses sépulcrales du Concerto pour la main gauche sont autant de mises en condition à la limite du cauchemar, du trouble, du vertige et de l’angoisse.


Présence de l’Espagne, obsession de la danse, et couleur orchestrale

Ce sens de l’incantation et cette science de la transmission nerveuse ne sont pas, chez Ravel, sans révéler les affinités profondes de sa musique avec les substances élémentaires du génie espagnol. Ce goût évoque l’osmose musicale qui intéresse la France et l’Espagne entre 1875 et 1915. Manuel de Falla note, à l’occasion de la première audition de la Rhapsodie espagnole, en mars 1908, que cette œuvre le surprit par le libre emploi des rythmes, des mélodies modales et des tours ornementaux de la lyrique populaire de son pays, éléments qui n’altéraient pas la manière propre de l’auteur. Si les références d’une telle musique à l’hispanisme n’en modifient pas la nature profonde, c’est que l’Espagne, au-delà des séductions très évidentes, représente pour Ravel un climat stimulant. Par la pointe sèche du dessin rythmique, la mobilité des états, les ruptures du discours, les nervosités des cordes, le crépitement des percussions et la frénésie giratoire des accélérations finales se nouent pour nos mémoires de subtiles alliances au sein d’univers apparemment aussi étrangers l’un à l’autre que ceux de la Rhapsodie espagnole et de la Valse, de l’« Alborada del Gracioso », et du « Scarbo », de l’Heure espagnole et de l’Enfant et les sortilèges. Bien que l’on s’abandonne différemment aux tourbillons inquiétants de la Valse et aux enivrements sensuels de la Rhapsodie espagnole, on ne peut manquer d’éprouver fortement dans les deux cas l’ascendant physique de la danse. Plus encore que le souci d’inclure un propos à l’intérieur de formes traditionnelles, l’obsession de la danse régente le monde ravélien. Le musicien du Tombeau de Couperin, qui se meut avec autant d’aisance dans la claire et noble mesure des danses anciennes que dans la syncope excitante des fox-trot et des blues de l’après-guerre, reste le maître incontesté des jotas, des habaneras et des malagueñas, dont l’incitation nerveuse suscite en lui une profusion de réponses colorées. Cependant, aucune danse ne l’a sollicité aussi continûment que la valse du siècle passé. Valse lente, valse vive, limpide ou troublante, suggérée ou exaltée, elle s’élance au premier appel : la Belle et la Bête valsent, l’Heure espagnole, l’Enfant et les sortilèges, Daphnis et Chloé valsent. Au-delà des barres de mesure, la spirale ternaire pénètre la courbe de la mélodie, quelle gonfle et resserre par une alternance perpétuelle de crescendo et decrescendo qui communique de l’intérieur à l’orchestre de Ravel une irrésistible pulsation. Aussi ne peut-on penser que les deux édifices élevés par Ravel à la gloire de la valse doivent au seul hasard la faveur d’illustrer idéalement l’ambivalence fondamentale qui fait de la grande Valse pour orchestre l’apothéose de l’élan vital, tandis que les Valses nobles et sentimentales pour piano semblent le lieu privilégié d’une stylisation extrême et d’une réflexion strictement musicale où les chemins de la délectation empruntent ceux de l’ascèse. Ascèse et délectation que l’orchestration ultérieure éclaire vivement. Dans ces pièces aux angles aigus et propices aux chocs, l’économie des moyens apparaît accordée au souci d’épurer l’agrégat harmonique par un allégement des cordes et une poétique linéaire des bois qui commandent également aux charmes du menuet du Tombeau de Couperin et de la « Pavane de la Belle au bois dormant » des contes de Ma mère l’Oye. En revanche, il n’est rien que Ravel n’ose dans l’ordre de l’insolite quand il veut rehausser d’or ou d’argent le trait de son crayon. Le saxophone du Boléro répond au wood-block « les concertos pour piano ; le sarussophone et les horloges de l’Heure espagnole ainsi que l’éoliphone de Daphnis répondent aux crécelles et au fouet de l’Enfant et les sortilèges. Par ailleurs, Ravel se plaît à utiliser, pour satisfaire à son perpétuel appétit de conquêtes sonores, les registres inusités des instruments classiques, créant ainsi d’étranges atmosphères et l’illusion de timbres inconnus. Cependant, l’extrême acuité de son oreille, l’empirisme intransigeant de sa démarche et ce que l’on est convenu d’appeler le goût le sauvent de donner jamais dans l’arbitraire. S’autorisant de l’équivoque que la langue française confère à ce terme de goût, l’on peut avancer, sans crainte, que Ravel, musicien français par excellence, demeure le plus étonnant « gastronome » de timbres de son temps. Le traitement du quatuor à cordes révèle à lui seul une science des poids et des mesures qui a son équivalence dans la saveur nouvelle des solos de bois et les effets surprenants des cuivres. L’autonomie des parties et le jeu minutieux des « pizzicatos », des « glissandos » et des sourdines diaprent littéralement le tissu musical de nuances changeantes auxquelles s’attache une infinité d’impondérables sensations. Il faut ajouter à cela les moelleux enveloppements de harpe, les claquements secs et les sonorités tintinnabulants des percussions, les stridences et les « portamentos » des instruments à vent, que l’imagination de Ravel applique à des lins multiples avec un sens extrême de la figuration, de la volupté et de l’humour.