Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
R

Rauschenberg (Robert) (suite)

Ce cumul des moyens, comme l’acceptation de notre passé culturel (telle Vénus de Rubens rencontre sur une toile l’image du président Kennedy), traduit un effort de synthèse positive en vertu duquel a été critiqué le qualificatif de néo-dadaïste d’abord appliqué à Rauschenberg comme à son ami le peintre Jasper Johns : dada était tout humour ravageur, accusation, refus. Le retour au matériau de rebut opéré en 1971 (constructions souvent faites de cartons d’emballage, telles les Early Egyptian Series exécutées à Paris pour le Festival d’automne 1973) ne contredit pas cet aspect dominant de l’œuvre de Rauschenberg : par la prise en charge des dimensions sociologiques et techniques de la vie contemporaine, leur éclairage, leur confrontation, elle constitue un discours « ouvert » sur le monde — sinon politiquement engagé, du moins critique.

G. G.

 Robert Rauschenberg, Catalogue de l’exposition présentée à Amsterdam, à Cologne et à Paris (Amsterdam, 1968). / A. Forge, Robert Rauschenberg (New York, 1970).

Ravel (Maurice)

Compositeur français (Ciboure 1875 - Paris 1937).



L’univers musical de Ravel

La force de l’univers musical créé par Maurice Ravel tient à la mise en action de deux facteurs essentiels que l’on voit rarement à ce point tenus en constant et suprême équilibre : la disposition physiologique à laquelle le musicien doit une qualité d’ouïe exceptionnelle et un instinct créateur qui l’incline irrésistiblement à la perfection. De cela témoigne une oeuvre dont le profil laisse apparaître un alliage toujours renouvelé de constantes et de conquêtes, d’originalité et de logique formelle. Il semble bien que l’on puisse, en des termes semblables, définir l’un des aspects les plus caractéristiques de la tradition d’art française dans laquelle s’inscrit tout naturellement le génie ravélien à l’aube du xxe s. Mais l’on ne saurait s’en tenir aux critères d’élégance raffinée et de magie sonore auxquels se limite quelquefois l’appréciation de commentateurs plus éblouis qu’émus par la musique de Ravel et l’on n’atteindrait sans doute pas à la nécessité profonde de cet art si l’on se refusait à admettre que le musicien du Concerto pour la main gauche reste l’un des plus lyriques, des plus passionnés et des plus violents qui soient. Mais ce lyrisme, cette passion et cette violence ressortissent à l’ordre de la sensibilité française, laquelle requiert de l’autocensure un pouvoir de création et de construction d’une importance comparable à celle de la richesse et de l’exaltation des idées. Aux abandons sentimentaux, qui demeurent l’apanage des romantiques et de leurs émules. Ravel oppose l’élan fécond d’une ardente inspiration soumise aux filtres d’une sensorialité exigeante et d’une science infaillible de l’objet. Les lignes de force de sa musique sont relativement aïsées à circonscrire, parce que l’œuvre n’est pas, à proprement parler, évolutive.

Mis à part les premiers essais, tels que le Menuet antique ou la Pavane pour une infante défunte, cette œuvre procède par floraisons successives, au sein desquelles s’épanouissent, de manière constamment renouvelée, les éléments constitutifs du génie. Bien que nombre de dispositions particulières, comme l’humour ou la délectation du dépouillement, soient plus développées à certaines époques, elles ne sont jamais exclusives des autres et découvrent au contraire dans la juxtaposition des propos l’occasion de se conforter et de s’enrichir mutuellement. C’est ainsi que, chez Ravel, l’humour se porte garant du lyrisme dans l’Enfant et les sortilèges et que le dépouillement sert la cause de la violence dans la seconde des Chansons madécasses. Il est, par ailleurs, permis de s’étonner que l’on ait pu taxer d’« artificialiste » un musicien qui a eu le pouvoir de s’exprimer très jeune avec tant d’aisance naturelle. En effet, ce qui transparaît à l’audition des mélodies Sainte et Un grand sommeil noir, de la « Habanera » pour deux pianos (orchestrée dans la Rhapsodie espagnole), des Jeux d’eau, de Schéhérazade, du quatuor, des Miroirs, de la Sonatine pour piano et des Histoires naturelles révèle la quintessence des constantes ravéliennes. Les dés sont jetés qui nous dévoilent le jeu fascinant et contrasté des dons premiers : la spontanéité de la mélodie modale, le goût d’apprivoiser la dissonance et celui des formes traditionnelles, l’incidence de l’élément aquatique et le rôle de l’humour, le sentiment exaspéré de la couleur orchestrale et la curiosité de l’étrange », la présence de l’Espagne et le sens de l’incantation, l’obsession de la danse et la cristallisation de la gageure dans la recherche d’une virtuosité transcendantale. Autour de ces quelques axes vont s’organiser les processus de prospection et de rigueur qui président à la réussite spécifique de toute nouvelle tentative. Désormais, chaque livre est un livre clé détenteur d’un secret que la pudeur de l’homme répudiait à confier, mais que le musicien prodigue plus généreusement à qui sait l’écouter.


Modalité et dissonance

À l’origine de cet essor s’affirme le don de mélodie, mélodie organiquement modale, que la familiarité de l’enseignement fauréen, la connaissance de la musique de Chabrier et de Satie ont fortement enracinée dans sa qualité instinctive.

C’est au mode de et au mode de mi — ce dernier marqué sans équivoque au sceau de la lyrique espagnole — que nous voyons le melos ravélien emprunter tout uniment ses plus troublantes saveurs, telle cette figure de quinte descendante (mode de ) formulée par un rythme de triolets dont abondent Daphnis et Chloé, l’Enfant et les sortilèges, Ma mère l’Oye et tant d’autres pages plus signifiantes les unes que les autres (ex. 1). Il faut ajouter à ces principes fondamentaux, outre quelques incursions dans les autres modes dits « grégoriens », une inclination avouée pour les échelles défectives de la musique asiatique, découverte avec enivrement en 1889 lors de la visite à l’Exposition universelle. Certains thèmes du Concerto pour la main gauche ou bien encore celui qui règne dans Ma mère l’Oye sur l’univers lilliputien de l’Impératrice des pagodes gardent l’empreinte de ces souvenirs adolescents ; puis il faut ajouter à tout cela le libre et riche mélange de ces données. Est-ce à dire que Ravel abandonne de manière délibérée tout ce qui faisait la gloire du système tonal, auquel sacrifient encore superbement les musiciens représentant le postromantisme français et allemand à l’époque où il fait ses premières armes ? Certes non ! Le raffinement machiavélique de son écriture harmonique atteste qu’il n’ignore rien des ressources du génie et des expériences du siècle précédent. L’on pourrait même avancer qu’il se plaît à reculer la limite des possibles en élevant à la hauteur d’une linguistique le jeu voluptueux des dissonances par l’usage qu’il fait des appoggiatures non résolues dans les accords de septième diminuée (ex. 2) et l’abondance caractérisée des accords de neuvième (ex. 3). La partition des Valses nobles et sentimentales reste à cet égard le lieu de toutes les investigations. D’une manière générale, il semble que le langage de Ravel réalise la synthèse idéale, parce que entièrement accomplie, des recherches et des aspirations plus ou moins conscientes de quelques-uns de ses prédécesseurs français : cultiver la science harmonique la plus élaborée au bénéfice d’une mélodie libérée des contraintes tonales. Ces dominantes du langage s’incarnent d’une façon éclatante dans les œuvres qui jalonnent les dix premières années du xxe s. Tandis que le quatuor à cordes en fa réalise en son ardeur juvénile l’accord sensible du lyrisme donné et du dessein formel, les pièces pour piano intitulées Jeux d’eau et Miroirs autant que les mélodies de Schéhérazade délivrent à l’envi ce qu’Apollinaire dénomme les « mille phantasmes impondérables auxquels il faut donner de la réalité » : phantasmes de l’eau, de l’air, de la nature et de ses sons, de ses rythmes et de ses appels éternels ; phantasmes, également, des imaginations lointaines et des sortilèges brûlants qu’inspirent à Ravel l’Orient de Tristan Klingsor et l’Espagne des rumeurs andalouses.