Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rabelais (François) (suite)

La geste fabuleuse des géants avait permis à Rabelais de dénoncer les abus du monde dans une épopée satirique et dans la parodie caricaturale. Après le Gargantua, il reste douze ans sans rien publier. Ce long silence est significatif de la prudence dans laquelle doivent se retrancher les humanistes épris d’idées nouvelles. En 1546, il fait imprimer le Tiers Livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel, qui, après un prologue vibrant des préparatifs de défense contre les entreprises de Charles Quint, se développe comme une enquête sur le mariage et une satire de la justice. Pourtant, le roman connaît une inflexion nouvelle : il n’est plus question de prouesses guerrières ; l’intérêt se concentre sur les discussions suscitées par les consultations de Panurge, qui se demande s’il doit ou non se marier. Réduit à s’endetter, il lance une prestigieuse apologie de la dilapidation et des dettes. Après avoir interrogé les « sorts virgiliens » et les songes, il prend conseil auprès de la sibylle de Panzoust, du muet Nazdecabre, du vieux poète Raminagrobis, de l’occultiste Her Trippa, du théologien Hippothadée, du médecin Rondibilis, du philosophe Trouillogan et du juge Bridoie. Peu satisfait de leurs réponses, il se tourne vers le bouffon Triboulet. Le sage Pantagruel l’engage à s’embarquer pour consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Faut-il voir dans le Tiers Livre un simple réquisitoire contre les femmes, dans la tradition satirique, ou même un reflet de la fameuse « querelle des femmes » qui passionna les esprits de 1542 à 1550 et qui opposa l’Amie de court, de Bertrand de la Borderie, à la Parfaite Amie, du platonicien Antoine Héroët ? Le dessein misogyne de Rabelais n’explique pas toute la portée du livre. Apportant des constatations de bon sens sur la vanité des conseils, le Tiers Livre nous montre que Panurge est amené à se décider seul. L’aspect philosophique de l’œuvre est clair : l’apologie des dettes laisse espérer un monde de solidarité dans l’harmonie d’un perpétuel échange ; la plante merveilleuse du pantagruelion, dont la nature et les vertus sont longuement détaillées, symbolise l’énergie et les progrès possibles de l’humanité ; l’enquête sur le mariage de Panurge attestant l’inutilité des paroles, le voyage permettra de « toujours voir et toujours apprendre » et d’atteindre la vérité.

Le récit de la navigation, annoncé à la fin du Tiers Livre, est mis en œuvre dans le Quart Livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel. Nous sommes témoins de l’odyssée de Pantagruel et de ses amis en quête de la Dive Bouteille : son oracle devrait mettre un terme aux incertitudes de Panurge. C’est donc le récit d’un voyage avec escales, descriptions de pays étrangers, tempête, au cours de laquelle le géant retrouve sa force prodigieuse. L’originalité de Rabelais tient surtout à la création de personnages allégoriques d’un étonnant relief : l’île des Chicanous, les gens de justice, l’île de Tapinois où Carêmeprenant, « étrange et monstrueuse membrure d’homme », symbolise le jeûne catholique et l’ascétisme, l’île des Papimanes et son évêque Homenas représentant l’autorité romaine, enfin l’île « admirable entre toutes autres », celle de Messer Gaster, « premier maître ès arts du monde », entouré de ses Gastrolâtres qui ont pour dieu leur ventre. Autant de condamnations de la contrainte et des aberrations humaines ! Aux souvenirs traditionnels des récits de navigation dans les épopées et les romans d’aventure, le Quart Livre ajoute probablement quelques traits empruntés aux voyages de Jacques Cartier au Canada, de 1534 à 1540 ; on y remarque, d’autre part, de vives attaques contre la papauté, au moment où le concile de Trente suscite une certaine défiance. Mais, encore une fois, le réel sert de support au mythe de la recherche de la Vérité. Au moment du départ de la flotte, les joyeux compagnons chantent en chœur le psaume de David « Quand Israël hors d’Égypte sortit » ; mais, ballottés sur les flots périlleux, ils incarnent des attitudes diverses : Panurge, la peur devant le danger ; frère Jean, l’excès de témérité ; Pantagruel, un juste équilibre d’espoir et de prudence.

L’Isle sortante, en 1562, se présente comme une continuation de la « navigation faite par Pantagruel, Panurge et autres ses officiers ». Trois allégories satiriques disent l’oppression des consciences : l’île sonnante, tableau satirique de la Cour romaine l’année même de la première guerre civile ; la descente à l’île du Guichet, habitée par les Chats-fourrés, les magistrats, « bêtes moult horribles et épouvantables », et par Grippeminaud ; l’île des Apedeftes, les ignorants. En 1564 paraît le Cinquième Livre, dans lequel la navigation se poursuit par la rencontre de l’alchimiste Hans Cotiral, par une réception à la cour de la reine Entéléchie, par une visite du pays de Satin avec son petit « vieillard bossé, contrefait et monstrueux ». Ouir-dire, dont les sept langues tiennent des propos divers, par la découverte du pays de Lanternois avant d’aborder au temple de la Dive Bouteille, dont l’oracle : « Trink ! » (« Bois ! »), semble inviter les pantagruélistes à boire aux sources du savoir. Est-ce la révélation des « mystères horrifiques » que promettait le prologue de Gargantua ?


Un miroir de son temps

Rabelais est un témoin privilégié de la vie intellectuelle de son temps. Dès le Second Livre, il nous encourage à « rompre l’os et sucer la substantifique moelle », et à tirer profit de ses écrits « tant en ce qui concerne notre religion que aussi l’état politique et vie économique ». Même si certains de ses portraits restent à l’état d’esquisse, il nous présente, dans une véritable comédie humaine, la plupart des classes et des institutions sociales. Il parle avec complaisance du peuple et des humbles : les fouaciers de Lerné, les bergers de Seuilly, le laboureur de Papefiguière, le bûcheron de Gravot en quête de sa cognée, le marchand de moutons Dindenault, la sorcière de village (la sibylle de Panzoust). Des autres classes de la société, il retient, notamment, Rondibilis, sans doute G. Rondelet, professeur à l’école de Montpellier, et surtout le « monde palatin », qui est largement représenté. Le conteur s’en prend avec une raillerie malicieuse, et parfois féroce, aux juges, avocats, procureurs, plaideurs, et il tourne en dérision, dans certaines scènes, la sottise de l’institution judiciaire : le procès des seigneurs de Baisecul et de Humevesne lui permet de blâmer les « ineptes opinions » des commentateurs ; le juge Bridoie incarne par son pédantisme la vanité des procès, en attendant les Chicanous du Tiers Livre et les Chats-fourrés. S’il se plaît à des tableaux colorés de la vie universitaire de son temps, il exècre les théologiens de Sorbonne : dans la personne de maître Jobelin Bridé et de Janotus de Bragmardo, il fustige l’ignorance et la bêtise. Alliant la verve de Marguerite de Navarre, dans l’Heptaméron, à celle de Marot, il condamne les moines pour leur saleté, leur oisiveté, leur inutilité sociale, et, pensant à l’activité de frère Jean, il s’emporte en âpres invectives. Il sait, à l’occasion, critiquer les vices des citadins, et ses portraits de femmes rusées, curieuses ou lascives ne manquent pas de relief, telles la dame nommée Vérone ou la femme de Hans Carvel. Mais il est surtout attentif aux problèmes relatifs à l’éducation, à la politique et à la religion.