Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Rabelais (François) (suite)

La Bruyère écrira que le livre de Rabelais est incompréhensible, que c’est « une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ». Pour d’autres, qui s’efforceront de percer son secret, il est une sorte de philosophe et de mage : Voltaire voit en lui « un philosophe ivre » ; Chateaubriand le range parmi les « génies-mères » de l’humanité, et Victor Hugo le qualifie de « gouffre de l’esprit » pour son « rire énorme ». Silène contrefait dissimulant une fine drogue ? « Folastries » ou pensée hermétique ? Sa figure et son œuvre présentent l’ambiguïté du prologue de Gargantua. Rabelais fut essentiellement un homme de la Renaissance. S’il nous invite à rechercher la « substantifique moelle », il apporte aussi la guérison par le rire. Il goûta tous les plaisirs de la vie ; il apprécia la grandeur de Rome, le charme des jardins de Saint-Maur, les châteaux de la Loire et les tavernes de Chinon et de Paris, sans parler du « bon vin de Languedoc qui croît à Mirevaulx, Canteperdrix et Frontignan ». Médecin fort savant, il fut le familier des grands de son temps ; « amateur de pérégrinité » comme son Pantagruel, il rechercha toujours un savoir nouveau. Il aima par-dessus tout l’indépendance, la liberté, et il fit une entière confiance en la bonté de la nature. En dehors du récit des aventures de ses géants, il publie de savants travaux qui sont d’un humaniste pur et qui donnent une idée des curiosités encyclopédiques de l’époque. Outre ses lettres à Budé, à Érasme, à Geoffroy d’Estissac et au cardinal du Bellay, il donne chez Sébastien Gryphe, à Lyon, une édition des Aphorismes d’Hippocrate, et, dans son désir de vulgariser les textes importants, il publie les lettres du médecin italien Giovanni Manardi (1462-1536) et un texte juridique, le Testament de Cuspidius. En 1534, sa publication de la Topographia antiquae Romae de Bartolomeo Marliani révèle son goût pour la Rome antique et pour l’archéologie. Enfin, sa facétieuse Pantagruéline Prognostication prolonge la vogue des almanachs. Mais il demeure pour nous l’immortel conteur des « faits et prouesses épouvantables » de Pantagruel. Délassement d’érudit ou « repos de plus grand travail » que savent s’accorder les humanistes de la Renaissance ?


Mouvements du roman

Le cycle pantagruélique commence par Horribles et Épouvantables Faits et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes (Lyon, 1532), qui contient l’histoire du fils avant celle du père, et qui deviendra plus tard le Second Livre. Rabelais se réclame dans le prologue des Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua, et, profitant de leur succès, il se propose d’écrire « un autre livre de même billon ». Ce livret populaire, publié à Lyon en 1532, narrait les exploits de Gargantua et il en fut vendu, nous dit-il, plus d’exemplaires en deux mois « qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans ». La conception rabelaisienne s’inscrit d’autre part à la suite des Maccheronee (1517) de Teofilo Folengo et du Il Morgante maggiore (1483) de Luigi Pulci, qui présentent la force, l’appétit et la bonhomie d’un géant entouré de compagnons aux noms symboliques. Pantagruel doit le sien au petit démon qui, dans la littérature des Mystères, avait le don de faire naître la soif ; il sera roi des Dipsodes, des assoiffés. Adoptant le plan traditionnel des romans de chevalerie : naissance, « enfances », prouesses, Rabelais ajoute à ces aventures fabuleuses quelques éléments facétieux qui reflètent les mœurs et les usages, de l’époque. Mais ce roman comique porte, dans sa parodie même, une pensée : on y remarque notamment la critique des vieilles disciplines, des lectures scolastiques de l’abbaye de Saint-Victor, des excès pédants de l’écolier limousin, des pratiques de procédure (argumentation par signes, débat des deux gros seigneurs). À côté des fantaisies turbulentes de l’inquiétant Panurge, dont la ruse est mise au service de la force du géant quand elle ne se satisfait pas de simples farces bouffonnes, et de l’étonnante descente d’Épistémon aux Enfers, la belle lettre de Gargantua à Pantagruel étudiant à Paris nous offre un tableau enthousiaste des progrès de l’humanisme : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » C’est un hymne à la gloire de la Renaissance. Par ses maladresses de composition, par son apparente improvisation, par la jeunesse et la provocante insolence de sa pensée, Pantagruel est un « roman de verve », comme le définit justement V. L. Saulnier ; Rabelais ne peut dissimuler son heureux tempérament ni sa joie de vivre.

Encouragé par le succès de Pantagruel, Rabelais publie en 1534 la Vie inestimable du grand Gargantua, ajoutant ainsi les prouesses du père à celles du fils. Le volume précédent lui fournit le cadre : les enfances, les années d’étude, les exploits guerriers, mais ce n’est plus la description « gigantesque » qui occupe le premier plan. Après l’ivresse joyeuse des premiers chapitres, il donne à ses fantaisies un fond plus important de réalité. Abel Lefranc l’a clairement montré à propos du cadre chinonais de la guerre picrocholine (le gué de Vède, l’abbaye de Seuilly, la Roche-Clermault), qui atteste les rapports avec l’histoire locale, voire la chronique villageoise, comme à propos de la description de Thélème. Rabelais a désormais pris conscience de son pouvoir, ses convictions s’affirment, ses déclarations sont assurées. Beaucoup plus que le Pantagruel, ce livre est en relation avec la propagande évangélique, avec la propagande royale. Il mêle aux évocations plaisantes des allusions aux grands problèmes du temps, et il laisse une place capitale à celui de l’éducation : celle des géants, que dirige avec attention Ponocrates, celle du roi, qui se laisse deviner à travers la fresque épique de la guerre picrocholine, véritable « institution » du bon prince chrétien opposé au tyran insensé et colérique, enfin celle des nobles de l’abbaye de Thélème, sorte de cité idéale où la « foi profonde » s’épanouit dans la liberté, l’émulation, l’élégance et la loyauté. Marquant l’aboutissement de la pédagogie rabelaisienne, Thélème, énigmatique création, fonde un rêve de paix et de « police humaine » selon l’Évangile. Si l’abbaye construite « à son devis » semble difficilement convenir à frère Jean des Entommeures, celui-ci reste le moine selon le cœur de Rabelais par son exubérance, par son activité, par son énergie au cours de la guerre. Il est le successeur de Panurge. Rabelais s’impose maintenant comme créateur de personnages, son art de conteur s’affirme : on le voit dans le prologue, plus fermement élaboré, et dans l’énigme qui termine le livre ; il accorde aussi une plus grande place à l’invective et à l’inspiration satirique.