Quevedo y Villegas (Francisco de) (suite)
Les très beaux poèmes de Quevedo furent recueillis et édités sans soin après sa mort en 1648 et 1678 (El Parnaso español, Las tres últimas Musas castellanas). Ils répondent à des inspirations tout à fait disparates. Galants, moraux, métaphysiques, satiriques et souvent indécents, religieux, burlesques ou de circonstance, ils sont tous pourtant de la même veine. La rage au cœur, Quevedo s’en prend à l’amour qui le fuit et le laisse pantelant de douleur, à la mort dont il suit le cheminement d’heure en heure, de jour en jour au tréfonds de son être, et à tous ses prochains quand ils s’agitent, le gênent et ébranlent l’ordre divin, entendez les privilèges de la classe élue et de ses fidèles serviteurs. Il pactiserait avec le diable pour sauver la cité temporelle que Dieu fonda à jamais pour les hommes. Dans sa fureur insane, il use du verbe pour détruire tout ce que les hommes y ont surajouté. Faisant varier l’image de zéro à l’infini, il annihile l’homme dans le personnage, la chose dans le mot qui la désigne ; ou bien il donne à l’un et à l’autre une dimension monstrueuse : c’est tout ou rien. Et les vocables se répondent phonétiquement et conceptuellement de proche en proche ; la paronomase suscite le calembour, fait jouer des connotations incongrues dans une syntaxe désarticulée où la mue des catégories grammaticales défie la logique formelle : ainsi, tout ce qui est substantiel et substantif glisse vers la forme et la condition de l’apparence, de l’accessoire, de l’adjectif. S’agençant eux-mêmes et à peine contrôlés, les mots suscitent l’image au lieu de l’exprimer, constituent l’idée au lieu de la suivre, engendrent le sentiment (l’affect) au lieu de la traduire. Quevedo lui-même le déclare et dévoile ainsi l’heureuse impuissance de l’écrivain à maîtriser son génie.
« No sé lo que digo, aunque siento lo que quiero decir. » (« Je ne sais pas ce que je dis bien que je sente ce que je veux dire. »)
Ainsi, cet écrivain sans loi poétique, sans ambition littéraire est-il parvenu à inventer et explorer des domaines fantastiques fort éloignés de la réalité sensible, mais qui en rendent compte avec une fulgurante clarté, comme le feu révèle l’essence des choses dans une flamme éblouissante et dévorante.
C. V. A.
E. Mérimée, Essai sur la vie et les œuvres de Francisco de Quevedo (Picard, 1886). / R. Bouvier, Quevedo homme du diable, homme de Dieu (Champion, 1929). / A. Gonzalez Palencia, Del « Lazarillo » a Quevedo (Madrid, 1946). / O. H. Green, Courtly Love in Quevedo (Boulder, Colorado, 1952). / F. Yndurain, El pensamiento de Quevedo (Saragosse, 1954). / J. M. Blecuo (sous la dir. de), Quevedo, Obras completas (Barcelone, 1963).