Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
Q

Quevedo y Villegas (Francisco de) (suite)

Les très beaux poèmes de Quevedo furent recueillis et édités sans soin après sa mort en 1648 et 1678 (El Parnaso español, Las tres últimas Musas castellanas). Ils répondent à des inspirations tout à fait disparates. Galants, moraux, métaphysiques, satiriques et souvent indécents, religieux, burlesques ou de circonstance, ils sont tous pourtant de la même veine. La rage au cœur, Quevedo s’en prend à l’amour qui le fuit et le laisse pantelant de douleur, à la mort dont il suit le cheminement d’heure en heure, de jour en jour au tréfonds de son être, et à tous ses prochains quand ils s’agitent, le gênent et ébranlent l’ordre divin, entendez les privilèges de la classe élue et de ses fidèles serviteurs. Il pactiserait avec le diable pour sauver la cité temporelle que Dieu fonda à jamais pour les hommes. Dans sa fureur insane, il use du verbe pour détruire tout ce que les hommes y ont surajouté. Faisant varier l’image de zéro à l’infini, il annihile l’homme dans le personnage, la chose dans le mot qui la désigne ; ou bien il donne à l’un et à l’autre une dimension monstrueuse : c’est tout ou rien. Et les vocables se répondent phonétiquement et conceptuellement de proche en proche ; la paronomase suscite le calembour, fait jouer des connotations incongrues dans une syntaxe désarticulée où la mue des catégories grammaticales défie la logique formelle : ainsi, tout ce qui est substantiel et substantif glisse vers la forme et la condition de l’apparence, de l’accessoire, de l’adjectif. S’agençant eux-mêmes et à peine contrôlés, les mots suscitent l’image au lieu de l’exprimer, constituent l’idée au lieu de la suivre, engendrent le sentiment (l’affect) au lieu de la traduire. Quevedo lui-même le déclare et dévoile ainsi l’heureuse impuissance de l’écrivain à maîtriser son génie.

« No sé lo que digo, aunque siento lo que quiero decir. » (« Je ne sais pas ce que je dis bien que je sente ce que je veux dire. »)

Ainsi, cet écrivain sans loi poétique, sans ambition littéraire est-il parvenu à inventer et explorer des domaines fantastiques fort éloignés de la réalité sensible, mais qui en rendent compte avec une fulgurante clarté, comme le feu révèle l’essence des choses dans une flamme éblouissante et dévorante.

C. V. A.

 E. Mérimée, Essai sur la vie et les œuvres de Francisco de Quevedo (Picard, 1886). / R. Bouvier, Quevedo homme du diable, homme de Dieu (Champion, 1929). / A. Gonzalez Palencia, Del « Lazarillo » a Quevedo (Madrid, 1946). / O. H. Green, Courtly Love in Quevedo (Boulder, Colorado, 1952). / F. Yndurain, El pensamiento de Quevedo (Saragosse, 1954). / J. M. Blecuo (sous la dir. de), Quevedo, Obras completas (Barcelone, 1963).

quiétisme

Doctrine religieuse du xviie s.



L’invasion mystique

Pour bien comprendre le quiétisme et le conflit qu’il provoqua entre deux des plus célèbres prélats français du règne de Louis XIV, il faut avoir présents à l’esprit deux faits : tout d’abord, le quiétisme, loin d’être un phénomène isolé, est l’aboutissement de tout un courant ; ensuite, à la fin du xviie s., tout « groupe », parce que groupe, est suspect au pouvoir, c’est-à-dire à Louis XIV.

Au début du xviie s., on assiste en France à une véritable « invasion mystique ». Conduites par de nombreux écrivains spirituels, des âmes d’élite cherchent à atteindre l’union immédiate avec Dieu sans passer par aucun intermédiaire intellectuel ou sensible. Ce mysticisme devient vite hostile à toute oraison discursive et rationnelle. Mais, parallèlement à cette spiritualité anti-intellectuelle, il y a un fort courant contraire. À partir de Descartes*, en effet, l’évolution des idées engendre la méfiance envers la mystique*, l’intellectualisme envahit la vie spirituelle et on regarde d’un mauvais œil tout ce qui n’est pas raison ; tout ce qui est mystique devient suspect. Dès le milieu du siècle, déjà, des religieuses et quelques prêtres, les « Illuminés de Picardie », sont persécutés sous Richelieu ; sous Mazarin, c’est le tour du groupe de l’Ermitage de Caen, réuni autour d’un gentilhomme normand, Jean de Bernières de Louvigny (1602-1659) ; et il faut rappeler que l’attachement de saint Jean Eudes (1601-1680) à une pénitente exceptionnelle, Marie des Vallées, brisa sa carrière. Le jésuite Louis Lallemant (1587-1635) fut condamné par son général, Muzio Vitelleschi (1563-1645). Le second jansénisme lui-même devint antimystique avec Pierre Nicole (1625-1695) et son Traité de l’oraison de 1679.

Ainsi, à la fin du xviie s., les conditions sont plutôt défavorables aux mystiques. C’est à ce moment-là que va éclater la querelle du quiétisme, aboutissement de l’extraordinaire poussée de sève spirituelle qui caractérise le xviie s.

Il s’agit là sans doute d’une réaction contre la spiritualité janséniste, dont la rigueur de l’ascèse provoquait par contrecoup un intense besoin d’abandon à un Dieu plus accessible ; on échappait ainsi à la terrible angoisse du salut. Le père du quiétisme fut le théologien espagnol Miguel de Molinos (1628-1696), qui publia en 1675 la Guide spirituelle ; cet ouvrage eut un succès considérable, mais bientôt se constitua une véritable ligue, surtout composée de jésuites et qui fit condamner le livre par le pape Innocent XI en 1687 (bulle Caelestis Pastor).


Le quiétisme en France

Le quiétisme pénétra en France. Par le père François La Combe (v. 1640-1715), un barnabite, il influença une riche veuve française, Mme Guyon, qui, grâce à de nombreux traités spirituels, allait devenir rapidement célèbre. Le père La Combe avait été incarcéré à la Bastille en 1687, pour son opuscule Analyse de l’oraison mentale..., résumé des idées de Mme Guyon. Cette dernière fut à son tour arrêtée en 1688. Cette même année 1688 fut aussi celle de la rencontre de Mme Guyon avec Fénelon.

L’essence de la doctrine de Mme Guyon était déjà toute contenue dans ses premiers écrits. Le Moyen court et très facile pour l’oraison..., c’est la présence continuelle de Dieu à l’âme. « Qu’elle demeure donc fidèle, y écrit-elle, à cet état et qu’elle se donne bien garde de chercher d’autres dispositions quelle qu’elle soit, que son simple repos, soit action ou oraison. Il n’y a rien à faire qu’à se laisser remplir de cette effusion divine. » Et dans les Torrents elle déclare : « Un abandon total n’excepte rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni paradis, ni enfer. » C’est alors que, en 1688, Fénelon* va faire sienne cette mystique guyonienne. Fénelon se voit comme « une image dans un rêve » et écrit : « Que suis-je ? Un je ne sais quoi qui ne peut s’arrêter en soi, qui n’a aucune consistance ; qui s’écoule rapidement comme de l’eau ; un je ne sais quoi que je ne peux saisir, qui s’enfuit de mes propres mains... » Ce Fénelon déchiré et poète, c’est-à-dire conscient de l’incapacité de la raison humaine à éclairer le mystère de l’âme et de l’être, va trouver chez Mme Guyon la réponse à ses angoisses.