Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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psychanalyse (suite)

L’éros est la pulsion de vie, la tendance à créer des unités de plus en plus vastes, qui pousse les individus à nouer entre eux des liens sociaux. Freud le définit ainsi : « La société utilise la plus grande quantité possible de libido inhibée quant à son but sexuel, afin de renforcer le lien social par des relations amicales. Pour réaliser ces desseins, la restriction de la vie sexuelle est indispensable » (Malaise dans la civilisation). C’est donc l’éros qui impose la restriction de la vie sexuelle. Il est du côté civilisateur, du côté de l’instance refoulante. Par contre, la tendance refoulée, le facteur antisocial est la pulsion de mort, la tendance qui vise à détruire toute vie, à désorganiser tout ensemble, au niveau social et individuel. La sexualité est précisément caractérisée par cette tendance vers la décharge absolue, vers l’apaisement complet de toute tension, de toute excitation, et c’est à ce titre qu’elle est socialement réprimée, par l’éros justement. Ce point domine la controverse entre l’optimisme freudo-marxiste et la théorie de Freud, et on peut, à son propos, citer le commentaire de Georges Bataille à l’œuvre de Sade : « La vie était, à le croire, la recherche du plaisir, et le plaisir était proportionnel à la destruction de la vie. Autrement dit, la vie atteignait le plus haut degré d’intensité dans une monstrueuse négation de son principe [...]. Cette affirmation, prise au sérieux, aucune société ne pourrait l’admettre un instant si elle n’était devenue aberrante. »

On est ici aux antipodes du conformisme social et de l’optimisme marxiste, mais au plus près de la vérité paradoxale de la jouissance. C’est bien cette vérité que recherche plus ou moins confusément la révolution culturelle, dont Lacan définit ainsi le projet : « C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt mais de ce que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir. »

Si cette lutte veut retrouver l’inspiration critique de Freud et de Marx, elle doit accepter de renoncer à l’illusion optimiste du freudo-marxisme. Mais elle doit aussi régler le contentieux qui sépare ces deux critiques. Les commentaires les plus récents de ces deux œuvres permettent de ramener ce contentieux à une triple différence.

1. Il s’agit d’abord de deux sciences distinctes dans leurs principes et dans leur objet. Hétérogènes, ce qui ne signifie nullement exclusion ou concurrence, ces deux sciences ne peuvent être confondues, leur articulation doit être construite à partir de leurs différences irréductibles. L’objet de la science marxiste est l’effet sur la structure sociale du mode de production économique. Cette causalité de l’économie explique la distribution des individus en classes, selon leur rôle et leur place dans le processus de production. L’individu est analysé en tant que support de rapports productifs, en tant qu’agent des fonctions productives. Dans le Capital, le capitaliste est envisagé exclusivement comme instrument du capital. La classe ouvrière n’est révolutionnaire qu’en raison de son aptitude à instaurer les rapports de production les plus favorables au développement des forces productives. La conscience, l’idéologie de ces classes sont analysées à partir de leur enracinement dans le processus de production.

L’homme qu’analyse le marxisme perd son épaisseur psychique, celle qu’il avait dans les œuvres de jeunesse de Marx. Aucune science particulière ne peut se constituer sans délimiter son objet, sans un découpage et donc une exclusion. La sexualité est ainsi exclue de la causalité marxiste, autant que l’économique est exclue de la causalité psychique.

Aucune des deux causalités ne peut être déduite de l’autre, bien qu’elles n’agissent chacune qu’au travers de l’autre : l’état de dépendance infantile, la différence entre les sexes toujours vécus dans les formes culturelles de la famille, du rôle productif de l’homme, de l’image sociale de la femme. Le désir de reconnaissance et celui de puissance n’appartiennent pas au même registre que la recherche de prestige, du pouvoir, dont les moyens et les signes dépendent du mode de production. L’exploitation n’est pas la domination, mais elles sont aussi imbriquées qu’elles relèvent de lois hétérogènes.

2. Par contre, quand le marxisme se veut plus qu’une science particulière, la seule théorie générale de la société, il cherche à s’intégrer la psychanalyse, à faire des lois de l’inconscient celles de l’assujettissement de l’individu aux exigences, finalement, de l’économique. On l’a vu avec Reich en particulier. Mais cette prétention est irrecevable, car elle nie la causalité du désir inconscient et réduit le problème de la jouissance à celui de la propriété. Tout au contraire, on est en droit de traiter la lutte économique comme une réalité ayant son ordre propre, mais aussi comme un signe, un moyen, un symptôme d’exigences propres au psychisme. Psychanalyse et marxisme formulent chacun une causalité irréductible à l’autre, et une théorie générale de la société doit se référer à cette causalité double et à ses interférences. L’idée marxiste d’une causalité déterminante en dernière instance est donc incompatible avec la causalité de la structure sociale. Celle-ci appelle un remaniement dans le matérialisme historique, concernant d’abord ce qu’il est convenu d’appeler l’idéologie. Elle relève selon nous d’une double causalité, et donc d’une double lecture que le freudo-marxisme a voulu unifier.

Prenons deux exemples d’institutions idéologiques, l’école et la médecine. Pour le marxisme, l’école est faite pour transmettre le savoir et le savoir-faire nécessaires à la production entendue au sens le plus large.

Si on analyse dans une perspective freudienne la relation pédagogique, on découvre une autre fonction prévalente : subordonner la parole de l’enfant au savoir du maître. (V. pédagogie.) Le marxisme méconnaît cette fonction d’assujettissement, et sa politique s’en tient à l’objectif de l’école pour tous. Quant à la médecine, du point de vue marxiste, elle doit entretenir et réparer la force de travail. Mais la psychanalyse dévoile sa fonction idéologique, qui est de réduire le corps, d’en exclure la jouissance comme finalité. La politique marxiste réclame seulement la médecine pour tous.