Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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psychanalyse (suite)

Dans le prolongement de la démarche anthropologique de Freud, le Hongrois Géza Róheim (1891-1953) est le seul psychanalyste à s’être formé en ethnologie sur le terrain, à partir de 1928 : Australie, Mélanésie sont ses terrains d’observation. Róheim pousse très loin l’application des théories anthropologiques de Freud, vérifiant sur place la prégnance de la structure œdipienne dans les rêves, les pratiques éducatives ; il va jusqu’à affirmer plus nettement encore que Freud que « la culture implique la névrose » et que la psychanalyse doit lancer un Delenda est Carthago contre la culture excessive actuelle. Pour mieux comprendre l’axe de cette affirmation, il faut bien évaluer la portée critique de l’œuvre immense de Géza Róheim : celui-ci lutte contre l’ethnocentrisme en montrant l’équilibre psychique d’autres cultures que la nôtre, mais aussi contre le culturalisme, dont il dénonce l’idéologie nationaliste implicite. Il fait de la psychanalyse un instrument contre le racisme, comme Freud avait réussi à en faire au moins en partie un instrument de lutte contre les formes de répression familiale. Du moins peut-on maintenant lire Freud et Róheim dans ce sens ; car l’idéologie philosophique qui leur est commune et qui traverse tout le mouvement psychanalytique est un idéalisme pessimiste qui produit peu de réflexion sur les modalités possibles d’une intervention sociale et politique. Freud soutenait que trois choses étaient une gageure pour l’homme : gouverner, éduquer et psychanalyser ; c’est tout dire.


Théorie de l’art et des superstructures

L’intérêt de Freud pour le domaine de l’art en général reflète l’éducation bourgeoise qui fut la sienne, mais témoigne aussi d’une prédilection plus profonde, au-delà de laquelle on peut déceler une affinité réelle de la psychanalyse avec l’esthétique : esthétique entendue comme science de la sensibilité à l’œuvre d’art. En effet, lorsque Freud s’occupe d’œuvres d’art, il est délibérément indifférent aux problèmes de forme et centre son attention sur l’effet produit sur le sujet, sur l’affect de l’œuvre d’art : c’est même l’innovation spécifique dont il tire parti, posant en principe qu’il y a toujours du vrai dans ce que ressent n’importe quel spectateur. C’est là le point de départ, sur lequel se greffe la méthode d’analyse rigoureuse des rêves, des paroles, des textes : chercher à reconstituer à partir des manques, des ruptures, des étrangetés, retourner les mots en sens contraire, dégager de l’inconscient, que ce soit celui du producteur d’art, celui du récepteur ou celui d’une époque. Inconscient du producteur d’œuvre d’art : l’exemple le plus connu est sans doute celui de Léonard de Vinci, dont Freud fait l’analyse biographique (Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910) à partir d’un détail apparemment insignifiant : un rêve de Vinci, un oiseau qui s’approche du berceau et introduit sa queue dans la bouche de l’enfant. Freud reconstitue avec une minutie d’historien la vie du peintre : il raconte la séparation d’avec le père, la proximité avec un personnage maternel étouffant et tendre ; il déduit de l’oiseau — un vautour, semble-t-il —, en passant par la mythologie égyptienne et gréco-latine, l’androgynie contenue dans le rêve (le vautour est un oiseau androgyne comme le phénix, un oiseau qui n’a pas besoin de père pour la fécondation) et conclut à la corrélation structurale entre l’homosexualité de Léonard de Vinci et l’effet androgyne des célèbres sourires ambigus. Cette corrélation s’appelle aussi sublimation : détournement des désirs sexuels en production d’œuvres d’art, d’œuvres d’écriture ou de pensée, et en général d’activités socialement reconnues. Pour Freud, la sublimation est presque une valeur morale : elle permet en effet de réduire des tensions insupportables en produisant des objets auxquels Freud accorde une grande importance. L’esthétique rejoint alors la difficile question morale, toujours implicite, jamais vraiment débattue. Mais la peinture n’est pas le seul champ prospecté par Freud, comme en témoigne le recueil intitulé Essais de psychanalyse appliquée, qui regroupe des textes s’occupant tantôt d’études littéraires (« le Thème des trois coffrets », à partir de Shakespeare), tantôt d’un texte d’archives historiques (« Une névrose démoniaque au xviie siècle »), tantôt de questions linguistiques (« Des sens opposés dans les mots primitifs »), tantôt de problèmes d’archéologie (« Parallèles mythologiques à une représentation obsessionnelle plastique »). Deux points demeurent notables : d’une part, la large dominante de la question littéraire ; d’autre part, l’absence de la musique dans les préoccupations de Freud ; on peut penser qu’il s’agit là d’un trait personnel, puisque, après Freud, Theodor Reik (1888-1969) a pu faire, par exemple, l’analyse d’un thème de Mahler en partant de la même méthode.

C’est sans doute la littérature qui a le plus largement bénéficié de l’influence culturelle de la psychanalyse. Très tôt, les écrivains se sentirent concernés par l’explication psychanalytique, comme en témoigne la tentative de correspondance d’André Breton et de Freud, ce dernier marquant un subtil mépris pour les préoccupations du mouvement surréaliste. À travers le surréalisme, on peut dire que la psychanalyse rencontre un équivalent dans la subversion culturelle et dans les confusions philosophiques, comme dans les étonnantes stimulations qu’il en résulte. Les tableaux de Magritte et de Max Ernst paraissent rétroactivement destinés à illustrer la Science des rêves ; les films de Luis Buñuel échappent difficilement maintenant au regard psychanalytique ; enfin, et c’est sans doute la part la plus importante, la psychanalyse ne cesse de rencontrer la création littéraire. Soit qu’elle serve de matériau pour l’écriture : c’est le cas de Michel Leiris, qui, écrivant ses rêves et son analyse, noue ensemble psychanalyse et écriture ; soit qu’elle serve de fondement à des théories avant-gardistes littéraires, comme par exemple le mouvement Tel Quel, qui tente de conjoindre marxisme, linguistique et psychanalyse. Il faut noter encore la démarche de Sartre, qui, dans la foulée existentialiste, fonde la « psychanalyse existentielle », monstre étrange où l’inconscient n’a plus place, et qui a consacré à Flaubert une œuvre immense, où l’analyse tient une large place. Outre l’impact qu’elle a sur les problèmes de production littéraire, la psychanalyse inspire de nombreux travaux critiques. La démarche la plus intéressante est sans doute celle de Charles Mauron (1899-1966), qui, avec ce qu’il appelle la psychocritique, apporte les premiers fondements sérieux d’un travail purement formel que Freud pratiquait sans le conceptualiser ; recherche des structures métaphoriques, en relation avec des fantasmes, le rythme, la scansion des textes. Enfin, plus récemment, une démarche philosophique originale, celle de Jacques Derrida, a pu utiliser Freud comme machine de guerre contre l’ensemble de la métaphysique occidentale.