Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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psychanalyse (suite)

La théorie anthropologique

Mais le rapport de l’inconscient au temps et la notion de refoulement sont tributaires d’une conception de l’histoire liée, pour Freud, à une théorie anthropologique dont le noyau se trouve dans le complexe d’Œdipe. Dès ses premiers travaux, Freud constate l’importance du fantasme et, avec lui, la présence de personnages démesurés, quasi « préhistoriques », dit-il, qu’il identifie comme étant les parents. Pendant un certain temps, il recueille les récits d’hystériques suivant tous le même scénario : scènes de séduction par le père, ou l’oncle, ou un personnage de la parentèle. Freud finit par comprendre que ces récits ne sont pas une relation de faits — ce qui supposerait que tous les pères soient pervers —, mais des fantasmes traduisant le désir inconscient des hystériques, c’est-à-dire le désir de séduction par le père. Le complexe d’Œdipe est là : dans la structure de désir de l’enfant par rapport à ses parents, et dans l’interdiction à laquelle cette structure se heurte.

Dans la psychanalyse d’un enfant, le petit Hans, on voit clairement se développer les attitudes complémentaires qui forment l’ensemble complexe : jalousie à l’égard du père, pour le petit garçon, témoignant d’un désir sexuel pour la mère. Dans le cas du petit Hans, le signe symptomatique de l’angoisse créée par le père réside dans une phobie du cheval, qui pourrait mordre l’enfant : le cheval représente le père, et la morsure la castration dont le père pourrait user pour punir le fils coupable. Mais cela n’est que la structure simplifiée du complexe d’Œdipe, qui s’inverse ou se raffine le plus souvent : le petit garçon peut prendre une attitude féminine par rapport au père et se trouver hostile à la mère, et la petite fille qui désire le père désire le pénis paternel, qui plus tard devient l’équivalent de l’enfant qu’elle voulait avoir du père, mais qui dans le même temps la place sur une position d’identification à la mère. Devenu classique, voire banal — au prix de simplifications abusives —, le complexe d’Œdipe a été critiqué du point de vue anthropologique par B. Malinowski*, au nom d’observations qu’il a faites chez les indigènes trobriandais ; là, dit-il, le père n’est pas la personne principale du système éducatif, et c’est la sœur qui fait l’objet de la prohibition de l’inceste. Ces critiques ont permis à la compréhension anthropologique d’aller plus loin : Claude Lévi-Strauss, dans les Structures élémentaires de la parenté (1949), démontre que c’est la fonction qui agit et non l’individu pris dans la fonction ; or, même si c’est l’oncle qui est investi de ce qui a dans notre culture le nom de fonction paternelle, l’essentiel est qu’il occupe la place de la loi et des prescriptions, qui supposent une distance rigide à l’égard de l’enfant. La mise en évidence de la fonction paternelle confirme le reste de la théorie anthropologique de Freud ; ce dernier, dans Totem et tabou (1912), raconte l’histoire des origines telle qu’il la déduit de ses propres hypothèses et des travaux d’anthropologues, notamment de J. G. Frazer (1854-1941) sur le totémisme et l’exogamie, publiés en 1910. En effet, la démarche de Freud concerne moins la personne du père que la genèse de la fonction : c’est ce qu’il appellera un « mythe scientifique ». Le point de départ de Freud, c’est le phénomène du totémisme, selon lequel un animal est à la fois protection et danger, « tabou » ; or, on retrouve les mêmes signes dans certaines phobies d’animaux fréquentes chez les enfants, toujours symptomatiques de la figuration déplacée d’un père vénéré. Le totem est rituellement sacrifié et dévoré par ceux qui le respectent ; et il est à l’origine des répartitions en clans, supports de l’exogamie, c’est-à-dire de la nécessité de se marier à l’extérieur de sa famille. L’hypothèse de Freud est la suivante : au commencement est une horde primitive dans laquelle un mâle tout-puissant garde pour lui toutes les femelles. Les fils s’associent pour tuer ce mâle, qui dès lors — après sa mort — est investi rétroactivement de la fonction paternelle : en effet, le remords de l’avoir tué, puis dévoré dans un festin cannibale, suscite l’institution totémique, au cours de laquelle on expie en le répétant sur un substitut le meurtre initial. Ce remords est refoulé et donne lieu à la succession des religions, qui — chacune avec une forme différente — aménagent le refoulement du meurtre de la horde primitive. En même temps, l’événement initial et sanglant engendre la prohibition de l’inceste, cause de l’institution de la parenté : en interdisant le mariage à l’intérieur de la famille, l’exogamie rend impossible la répétition de l’histoire initiale, puisque personne ne pourra plus monopoliser les femmes. Le totémisme perpétue le souvenir du meurtre, apaise la fureur du mort et signale par l’aspect « tabou » le danger pulsionnel que contient l’idée du refoulement. Ce sont toutes ces composantes qui réapparaissent à l’échelle individuelle dans le complexe d’Œdipe, car pour Freud phylogenèse et ontogenèse suivent un développement corrélatif. L’enfant retrouve l’hostilité au père primitif, la situation de rivalité et la menace en retour d’une envie de meurtre : c’est la castration. Freud suppose donc une véritable hérédité psychique, qui se transmettrait à travers les générations ; il postule que cette hérédité s’inscrit dans des « traces mnésiques » qui forment une sorte de patrimoine psychique et culturel.

À propos d’un cas particulier auquel il était particulièrement attaché, Freud a développé la théorie anthropologique jusqu’à une théorie de l’histoire. Moïse est ce héros auquel Freud avait tendance à s’identifier : fondateur de religion, comme Freud était fondateur d’une science. C’est en 1939 que Freud achève de rédiger Moïse et le monothéisme, qu’il conduisait depuis des années ; il est impossible de ne pas noter l’interférence, soulignée par Freud, entre cette réflexion sur le judaïsme et la montée du nazisme. En 1938, Freud, menacé dans sa vie, doit quitter l’Autriche ; Londres l’accueillera pour l’année qui lui reste à vivre et qui lui permettra de terminer son travail sur Moïse, dans un pessimisme désormais définitif et justifié. Mais la démarche de Freud est cependant délibérément sacrilège, puisqu’il veut prouver que Moïse n’était pas Juif, mais Égyptien, dépossédant ainsi le peuple juif du plus grand de ses fils. L’hypothèse de Freud mérite moins l’intérêt que la méthode qu’il utilise : transposant à l’étude des textes la méthode d’écoute des rêves, qui rend attentif aux trébuchements et aux lacunes, il décèle dans les interpolations du texte biblique des manques significatifs, dont il déduit l’histoire désormais manquante et occultée par le refoulement de l’histoire. Ainsi, le mythe historique de la naissance de Moïse est à interpréter en sens contraire de ce qu’il raconte : Moïse n’était pas un Juif recueilli par une princesse égyptienne, mais un Égyptien recueilli par des Juifs ; ainsi, Moïse meurt mystérieusement au bord de la Terre promise : pour Freud, il meurt tué par ses propres lévites, comme est mort le père de la horde primitive ; Freud trouve la preuve de ce meurtre dans la dureté de la loi mosaïque, dans laquelle il lit le refoulement du crime commis. Il semble donc possible d’appliquer à toute l’histoire, et en particulier à l’histoire des religions, le schéma du meurtre du père, suivi du refoulement et du renforcement des rites religieux. Cependant, par à-coups, les religions évoluent, chacune se rapprochant du dévoilement de la vérité ; c’est ainsi que le christianisme est une religion plus laxiste que le judaïsme, parce que le meurtre du père y est moins refoulé. Le sacrifice du Christ, le rite de la messe, bien proche du repas totémique, montrent que le refoulement se fait moins pesant et que la rigueur de la Loi peut s’atténuer. Au-delà des religions, Freud rencontre toujours implicitement le mythe positiviste : et pour lui, la science devrait contribuer grandement à lever les refoulements de l’humanité. C’est sur ces bases que Freud développe sa propre conception philosophique (bien qu’il récuse le terme de philosophie), plus particulièrement dans Malaise dans la civilisation : selon Freud, la civilisation est en proie à une dégradation de l’instinct initial, qui, dès que l’homme s’est mis debout, a commencé de disparaître. Mais cela veut bien dire que la culture a pour fonction la répression des instincts, et la question, insoluble sous cette forme, devient la suivante : « ... Le progrès de la civilisation saura-t-il, et jusqu’à quel point, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction », pulsions dont on sait que Freud les pensait constitutives du psychisme humain.