Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Proust (Marcel) (suite)

En fait, malgré les apparences, rarement une œuvre est aussi solidement structurée. Tous les thèmes qui seront orchestrés par la suite se trouvent dans les ouvertures d’À la recherche du temps perdu, pareils aux thèmes de la petite phrase qui laissent prévoir l’ensemble de la sonate : « Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. » Proust jette des « pilotis », des pierres d’attente disposés pour supporter le poids de l’édifice entier. La plupart des personnages qui auront à jouer un rôle sont annoncés dès Du côté de chez Swann. Les premières pages laissent prévoir le Côté de Guermantes : « Un jour que ma grand-mère était allée demander un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur [...], la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon. » Ce sera grâce à Mme de Villeparisis que le narrateur pourra entrer dans les cercles les plus fermés, grâce à elle encore il connaîtra Saint-Loup. « Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée par [...] un giletier et sa nièce qui avaient leur boutique dans la cour. » Ce giletier est Jupien, qui introduira Sodome et Gomorrhe ; sa nièce aimera Morel. Quelques pages plus loin, le nom de Vinteuil est prononcé. Du côté de Méséglise, nous assistons à la première apparition de M. de Charlus : « Un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête » ; l’énigmatique dame en rose vue chez oncle Adolphe est Odette de Crécy. Et voici comment Proust explique la scène de sadisme entre Mlle de Vinteuil et son amie : « Pour voir combien ma composition est rigoureuse, je n’ai qu’à me rappeler une critique de vous, mal fondée selon moi, où vous blâmiez certaines scènes troubles et inutiles de Swann. S’il s’agissait dans votre esprit d’une scène entre deux jeunes filles (M. Francis Jammes m’avait ardemment prié de l’ôter de mon livre), elle était, en effet, « inutile » dans le premier volume. Mais son ressouvenir est le soutien des tomes IV et V (par la jalousie qu’elle inspire, etc.). En la supprimant, je n’aurais pas changé grand-chose au premier volume ; j’aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait tomber deux volumes entiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du lecteur » (lettre à Souday). Rien n’est inutile, tout est préparé, et l’unité est parfaitement respectée dans ce début de la Recherche.

Le premier chapitre, intitulé Un amour de Swann, a, sans doute, souvent dérouté les lecteurs, qui ne voyaient pas le rapport qui l’unissait au reste, et, en un sens, c’est bien le seul morceau que l’on puisse détacher, qui fasse bloc à lui seul. Mais Un amour de Swann se rattache aussi étroitement à l’ensemble : comme le remarque le narrateur dans le Temps retrouvé, Swann est le « mince pédoncule » qui supporte toute sa vie. Swann touche en effet au monde de la bourgeoisie par son nom, sa situation et à l’aristocratie par ses brillantes relations : le milieu des Verdurin s’oppose à celui des Guermantes, et Proust prépare le contraste. Le peintre favori des Verdurin est Biche, que l’on verra paré de toute sa gloire dans les Jeunes Filles sous le nom d’Elstir. Swann aime Odette de Crécy, la miss Sacripant d’Elstir. Les deux côtés seront unis bien plus tard, lorsque la fille de Swann, Gilberte, épousera Saint-Loup et quand Mme Verdurin deviendra princesse de Guermantes. Le changement social souligné par Proust dans le Temps retrouvé a pour point de départ Un amour de Swann. Par ailleurs, l’amour de Swann pour Odette préfigure l’amour du narrateur pour Albertine et est l’ébauche de Gomorrhe. Le narrateur éprouvera les mêmes inquiétudes douloureuses au sujet des « amitiés » d’Albertine que Swann à l’égard d’Odette ; tout comme la petite phrase était devenue l’« air national » de l’amour de Swann et d’Odette, le narrateur remarquera le parallélisme qui existe entre la musique de Vinteuil et son amour pour Albertine. Enfin, le caractère même de Swann rappelle celui du narrateur : Swann remettra sans cesse la rédaction de son étude sur Vermeer ; le narrateur ajournera perpétuellement le soin d’écrire une œuvre.

Plus loin, nous retrouvons encore ces préparations de Proust. Le narrateur découvre que la mystérieuse miss Sacripant est Mme Swann. Rachel, aimée de Saint-Loup, n’est autre que « Rachel, quand du Seigneur », que le narrateur avait connue dans une maison de passe. Gilberte signera comme si son nom était Albertine. (« En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé par un i sans point, avait l’air d’un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l’aide d’un paraphe dentelé [...]. ») Ces exemples montrent combien la charpente qui soutient À la recherche du temps perdu est solide ; rien n’est laissé au hasard. Proust introduit son lecteur dans un labyrinthe de thèmes et de noms, mais ces thèmes et ces noms, tantôt fugitivement esquissés, tantôt traités soigneusement, seront repris et développés pour former le fond des livres à venir.

Il ne se trompait donc pas lorsqu’il affirmait que son œuvre était méticuleusement composée. Ce qu’il a dit de Ruskin dans sa préface de Sésame et les lys s’applique à lui-même : « Il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre, et le fait apercevoir merveilleusement étage jusqu’à l’apothéose finale. » Qu’on pense, en effet, à la simplicité toute classique de la composition, à ses parallélismes, à ses oppositions constantes. D’un côté la bourgeoisie, de l’autre le monde aristocratique ; en face des réceptions Verdurin, les soirées de Guermantes. À la sonate de Vinteuil répond, des milliers de pages plus loin, le septuor. François le Champi, lecture préférée du narrateur enfant, réapparaît dans le Temps retrouvé, et le tintement de la sonnette qui annonçait l’arrivée de Swann annonce également à Proust la découverte de sa propre vie.