Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Proust (Marcel) (suite)

Poursuivant sa méditation, Proust précise sa conception de l’art. Si l’écrivain a pour fonction de traduire sa vie, les aliments qui nourriront son œuvre devront être cherchés dans son propre passé et non pas dans le présent ni dans le passé d’autrui. Il n’est question que de nous-mêmes : « Je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi [...] sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. »

Et, comme cette graine met en réserve les aliments et les trie pour donner naissance à la plante, l’écrivain va défricher l’immense terrain de ses souvenirs, qui contient tant de richesses. Tous ces souvenirs n’ont pas la même importance, mais tous constituent sa nourriture, l’élément fécondant grâce auquel l’œuvre viendra au jour. Au fond de nous-mêmes gisent des trésors inconnus qu’il ne tient qu’à nous de découvrir : « Ma personne d’aujourd’hui n’est qu’une carrière abandonnée qui croit que tout ce qu’elle contient est pareil et monotone, mais d’où chaque écrivain, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues incomparables. »

Le danger serait d’offrir au monde des statues informes, à peine différentes de ces blocs de pierre d’où elles sont issues. Quelques souvenirs sont nets, mais la plupart sont flous, parce que trop loin enfouis dans le passé. Leur clarté n’est qu’apparente, un halo de mystère les entourant ; pouvoir les interpréter, puis les traduire n’est possible qu’après une longue école. Tel le statuaire qui choisit soigneusement son marbre, l’écrivain choisit dans les souvenirs qui lui viennent à la conscience et s’applique à les déchiffrer. « Il me fallait donc rendre leur sens aux moindres signes qui m’entouraient. » « Signes », c’est-à-dire guère plus qu’une indication, et encore une indication à demi voilée. Dans l’univers des souvenirs, « les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées ». « Sans doute, ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. » Parfois, heureusement, la réalité projette dans le présent le souvenir et le rend clair. Ainsi, les pavés mal équarris de l’hôtel de Guermantes font surgir un souvenir qui est d’abord imprécis ; puis brusquement tout s’éclaire. Mais il n’en est que rarement ainsi, car grande est la résistance du souvenir à effleurer à la surface de la conscience : « Dans ce cas-là comme dans tous les précédents — la cuiller, la serviette empesée — la sensation commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris, d’une plage normande ou d’un talus d’une voie de chemin de fer. »

Cette idée de déchiffrage présente à l’écrivain un caractère impérieux. Ce n’est pas qu’une simple invitation des choses et des souvenirs, c’est aussi un appel, presque un ordre : « Il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? » Et plus loin : « L’œuvre d’art [...] préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. »

La découverte ne peut se passer qu’en nous, nous l’avons vu, et il faut opérer un véritable « retour aux profondeurs ». Le narrateur, qui est décidé à s’attacher à la contemplation de l’essence des choses, s’est aperçu que seule la réflexion sur nous-mêmes permettait l’œuvre d’art. Et voici qui est définitif : « La seule manière de les goûter (les impressions) davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. » C’est une illusion de croire qu’on puisse créer une œuvre en cherchant des matériaux hors de soi. La réalité n’est pratiquement d’aucun secours, car « j’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même ». Les objets n’ont pas de valeur en eux-mêmes, et Proust conclut : « Mes rencontres avec M. de Charlus [...] ne m’avaient-elles pas permis [...] de me convaincre combien la matière est différente et que tout peut y être mis par la pensée [...]. Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit. »


Critique de l’intelligence

Tout en définissant le rôle, et les tâches de l’écrivain tels qu’il les entend, Proust ne cesse de donner un aspect critique à ses réflexions et, dans une certaine mesure, fonde ses théories artistiques sur celles qu’il condamne. S’il montre ce que le véritable écrivain doit faire, il met également en lumière les écueils qu’il lui faut éviter. Il n’est pas inutile de relever les principales critiques de Proust vis-à-vis des romans de son temps, afin de vérifier s’il a su lui-même s’affranchir des travers qu’il relève.

« Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique. » Pourquoi ? Parce qu’elle s’éloigne d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui ; la simple reproduction de ce que les yeux voient et de ce que l’intelligence constate ne permet jamais d’atteindre la réalité profonde contenue et cachée dans l’objet. « Fausseté même de l’art prétendu réaliste [...] qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement et que nous prenons au bout de peu de temps pour la réalité même. » L’écrivain est dupe de lui-même et écrit une œuvre artificielle parce qu’il ne s’aperçoit pas qu’il ne peint que l’apparence. Et Proust grossit et exagère sa thèse pour mieux la faire comprendre : « La littérature qui se contente de décrire les choses, de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l’essence, et l’avenir, où elles nous incitent à le goûter encore. »