Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

art (suite)

Marx, par contre, ne s’est évidemment pas interdit d’évoquer la société communiste, au sein de laquelle les anciennes répartitions nées de la division du travail social (entre producteurs et non-producteurs, entre la ville et la campagne, entre producteurs de plus-value et producteurs de services, entre travailleurs manuels et intellectuels) n’auraient plus lieu d’être. Il évoque, ce faisant, une production esthétique dans laquelle le peintre ne serait pas seulement peintre, mais aussi poète ou musicien, où le destinataire de l’œuvre (l’ex-« public ») aurait aussi tâche créatrice, bref, où l’art ne serait plus la propriété privée d’artistes vivant dans un état de ségrégation, mais celle « du peuple tout entier ».

Il n’est pas possible de débattre ici des chances de réalisation de ces diverses « utopies », débat qui relève avant tout de catégories politiques renvoyant l’une et l’autre à la question d’une actualité de la Révolution. Du moins signalera-t-on les tentatives théoriques ou pratiques les plus récentes pour « contester l’art » en tant que secteur spécifique de la vie sociale.
a) Le livre de Herbert Marcuse Eros and Civilization (1955), qui est celui d’un « marxiste ayant lu Freud », tente l’évocation d’une société non répressive dont les contours restent assurément bien indécis, mais où la contradiction freudienne du principe de réalité et du principe de plaisir, source des processus ultérieurs de sublimation, se verrait transmuée au sein d’une pratique sociale et individuelle renouvelée.
b) On assiste depuis un certain temps à un assez grand nombre de tentatives pratiques, venant d’artistes de « disciplines » différentes (peintres, poètes, musiciens), pour contester la notion d’« œuvre d’art » en soi, impliquant à la fois l’isolement et la concurrence des artistes entre eux, et un mode « aliéné » de rapports entre artistes et « consommateurs » de l’œuvre. Cette remise en cause avoue volontiers avoir des précédents dans les épisodes dada et surréalistes de l’entre-deux-guerres. Mais le plus important est une volonté de subversion contre les sociétés capitalistes occidentales sur le terrain de l’art, pris au départ comme symbole de la « récupération » par ces sociétés des contestations les plus radicales. Pour le critique Alain Jouffroy, par exemple, qui se veut un des instigateurs de cette « ruine de l’art », celle-ci est rendue nécessaire parce que l’art en soi ne peut être qu’obstacle à la réelle communication entre les êtres, rendue opaque par la société marchande : « La plus grande communication n’est pas réductible à l’art, mais de toute façon à son oubli. »

Concrètement, une telle opposition ne laisse place qu’à des « œuvres » qui n’en sont pas : « objets » non conçus en tant qu’œuvres négociables, poèmes non écrits pour l’édition, mais textes de départ pour un discours collectif, etc. Dans la musique contemporaine, pareille tendance se fait jour, fondée sur l’improvisation collective, l’abolition de la partition, le départ de la « salle de concerts », que peuvent remplacer la cour d’immeuble ou le marché du dimanche, l’invitation faite au public de « participer », etc. De telles manifestations ne sont pas à juger en termes « esthétiques » (qui au demeurant manquent), mais précisément en termes de « manifestations », c’est-à-dire en termes politiques : validité ou non de choisir ce terrain de lutte, prise de position personnelle à l’égard des modes de dispensation de la culture dans la société actuelle, efficacité des gestes proposés pour atteindre ce point de non-retour au-delà duquel toute initiative artistique échappera définitivement à un « musée imaginaire » qui n’est que la représentation narcissique d’un homme occidental à la fois comblé et démuni.

D. J.

➙ Critique d’art / Espace plastique / Esthétique / Exposition / Iconographie / Musée / Sémiotique [la sémiologie picturale] / Symbole.

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