Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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profession (suite)

Mutations qualitatives du travail organisé : professions et professionnalisation

Parallèlement à cette évolution de la composition interne de la population active, beaucoup de métiers subissent actuellement de multiples et profondes transformations qualitatives. De toutes ces mutations, celle qui semble la plus fondamentale est la tendance à une professionnalisation croissante de diverses activités salariées.

Deux thèmes dominent en effet une grande partie de la sociologie du travail : la montée des classes moyennes ; en leur sein, une tendance générale à s’organiser selon le modèle professionnel.

On dit d’une activité qu’elle se professionnalise lorsqu’elle tend à acquérir les caractéristiques des professions libérales.

Ce sont deux chercheurs anglais, A. M. Carr-Saunders et P. A. Wilson (The Professions, 1933), qui ont, les premiers, identifié et étudié de manière systématique les attributs authentifiant une profession.

Une profession se caractérise :
— par un savoir spécialisé ;
— par une formation intellectuelle et pratique (acquisition d’une technique ou d’un art) ;
— par la prise en charge d’une valeur centrale de la société ;
— par des motivations altruistes (idéal de service) ;
— par l’existence de relations de confiance avec le client ;
— par un haut degré d’autonomie professionnelle et de responsabilité ;
— par l’existence d’une déontologie ;
— par l’existence d’une organisation (ordre professionnel) attestant la compétence, fixant les règles professionnelles et assurant la discipline.

Selon ces critères, les modèles professionnels les plus achevés, les plus parfaits sont la médecine et le barreau.

Beaucoup de sociologues ont vu dans l’organisation professionnelle une solution idéale pour le maintien de la cohésion sociale. Ainsi, E. Durkheim*, qui déplorait que la vie économique fût soustraite à l’action modératrice de la règle, voyait dans le modèle professionnel généralisé sous la forme de grandes corporations de métiers la seule formule capable de prendre la relève de la famille pour combattre l’anomie et instaurer une solidarité organique fondée sur un code moral. De même, pour Talcott Parsons, les professions sont indispensables au bon fonctionnement du système social.

C’est à Everett C. Hugues (Men and their Work, 1958) que revient le mérite d’avoir orienté les recherches non plus sur les attributs des professions, mais sur le processus de professionnalisation. Après lui, de nombreux auteurs ont tenté de démontrer que ce mouvement était général et qu’un nombre considérable de métiers tendaient consciemment ou inconsciemment vers le modèle professionnel. Carr-Saunders et Wilson avaient affirmé : « Considérant le long terme, l’extension du professionnalisme partout ne semble pas en définitive impossible », et W. Goode déclarait : « Une société qui s’industrialise est une société qui se professionnalise. »

Aussi a-t-on vu partout une tendance à la professionnalisation : le sociologue américain Nelson N. Foote devait même en déceler des signes chez les ouvriers des usines automatisées de Detroit (spécialisation technique fondée sur un corps de connaissances théoriques, possibilité de transmission théorique des qualifications, carrière soutenue par la communauté).

On comprend d’ailleurs pourquoi le modèle professionnel possède un tel pouvoir d’attraction. Être « professionnel », c’est d’abord avoir la jouissance d’un statut reconnu. Howard S. Becker considère les professions simplement comme des occupations qui ont eu suffisamment de chance pour acquérir et préserver dans le monde actuel du travail la propriété d’un titre honorifique.

En vérité, la sociologie des professions, qui a connu un développement considérable, surtout aux États-Unis, semble aujourd’hui remise en cause.

D’abord, on peut se demander si l’organisation professionnelle est aussi « fonctionnelle » que Durkheim et Parsons l’ont affirmé. D’abord, l’éthique professionnelle fondée sur l’autonomie ne peut pas ne pas entrer en conflit avec l’éthique organisationnelle fondée sur l’impersonnalité des rapports. Par ailleurs, il faut rappeler que les anciennes corporations, qui ont préfiguré les organisations professionnelles modernes, sont vite devenues des organes statiques de défense des intérêts économiques de leurs membres les plus importants. La concurrence était combattue par l’interdiction de l’innovation, par le malthusianisme dans le recrutement. Foyers de conservation sociale, ces corporations finirent par constituer un frein au développement du capitalisme, et c’est pour cette raison que la Révolution les a supprimées (décret d’Allarde, mars 1791).

D’autre part, il semble que l’on ait exagéré l’ampleur du mouvement de professionnalisation. Pour certains auteurs (Alvin W. Gouldner, Bruno Rizzi, Jean-René Tréanton), on a appelé professionnalisation ce qui n’était en fait qu’un phénomène de carriérisation. Même si l’on assiste partout au développement du travail intellectuel et à l’organisation de la carrière (stabilité, avancement, protection, représentation, etc.), il n’y a pas de grands rapports entre un métier manuel carriérisé et les professions traditionnelles comme la médecine. De surcroît, les avantages offerts par la carriérisation ne dépassent guère les limites de l’entreprise.

Enfin, on observe parmi les professions les plus classiques un mouvement de déprofessionnalisation qui semble lié à l’entrée de ces professions dans le circuit économique. Cette déprofessionnalisation se traduit par le développement du salariat (chez les médecins par exemple), par la segmentation, par l’apparition de syndicats à côté des ordres, par l’usage de la grève comme moyen d’action, par la transformation des rapports avec le client, etc.

En définitive, les changements qui affectent actuellement le monde du travail semblent plutôt se traduire par une uniformisation des statuts, les professions classiques perdant progressivement certaines de leurs caractéristiques, les métiers non professionnels acquérant certains avantages qui étaient jusqu’alors le privilège des professionnels.

D. D.

➙ Activité économique / Classe sociale / Femme / France / Migration / Population / Stratification sociale.