Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

primitives (sociétés) (suite)

Le deuxième critère de la primitivité est précisément le retard technique, le manque de complexité sociale et économique. Seraient alors primitives les sociétés agricoles et artisanales, pratiquant le troc, ignorant le machinisme, la monnaie et la vente, et dont l’organisation sociale serait simple, stable et répétitive. Or, le manque de développement technique n’est pas un critère de primitivité : la Grèce antique, par exemple, était techniquement peu évoluée. D’autre part, le développement de certaines techniques atteint un niveau remarquable chez certains peuples primitifs. Quant au système économique et social, loin de représenter une ébauche grossière, il est, dans tous les cas, d’une extrême complexité ; la stabilité et l’homogénéité sociale sont, elles aussi, une illusion, et le déséquilibre et les contradictions sont considérables dans les sociétés les plus archaïques.

Reste alors le troisième critère de la primitivité : la pensée magique et prélogique, qui, selon Lévy-Bruhl*, s’oppose à la pensée rationnelle logique des peuples évolués.

Alors que la pensée rationnelle est marquée par son aptitude à abstraire et à conceptualiser, la pensée magique est une pensée prisonnière des choses, qui confond et mélange ce que la pensée rationnelle sépare : l’objectif et le subjectif, le moi et le non-moi, l’intérieur et l’extérieur. De là, la croyance en la toute-puissance des idées et des mots qui assurent le fonctionnement des rites magiques. La pensée magique est amenée, plus généralement, à confondre le monde naturel et le monde psychique, perçu comme surnaturel ; l’univers est habité par des forces, bénéfiques et maléfiques, que le primitif cherche à domestiquer ou à éviter par des rites appropriés. C’est non seulement dans son contenu, mais aussi dans son fonctionnement logique que la pensée primitive diffère de la pensée rationnelle. La logique primitive — et c’est en quoi, selon Lévy-Bruhl, elle est prélogique — n’obéit pas à la règle de non-contradiction ; Lévy-Bruhl appelle loi de participation le principe qui préside aux classifications prélogiques, fondées sur des analogies et des différences mystiques.

Or, la pensée magique n’est, pas plus que le retard technique, le propre des sociétés primitives ; non seulement il existe dans toutes les sociétés des domaines où fonctionne sans contrôle un type de pensée non rationnelle, mais encore il existe dans les sociétés primitives des domaines parfaitement rationalisés comme celui de la technique. Les sociétés primitives sont des ensembles complexes ; définir la primitivité par la prééminence d’un certain type de mentalité revient à ignorer la structure d’ensemble et le contexte économique, social et politique de ces sociétés. La vie des primitifs n’est pas si complètement imprégnée de magie : les domaines réservés au surnaturel sont très délimités, et la vie quotidienne est aussi occupée à des tâches matérielles et profanes. Expliquer la primitivité par la « mentalité primitive » revient donc à ignorer la base matérielle de la vie et, partant, la spécificité des sociétés primitives.

De plus, l’idée d’une mentalité primitive suggère des fâcheux rapprochements entre la mentalité de certains peuples et celle des enfants du monde entier. En vertu de cette assimilation, les peuples primitifs seraient des « peuples enfants » ou des peuples d’enfants, et leur mode de pensée serait la preuve de leur immaturité, voire la raison de leur asservissement. On voit comment la « neutralité » scientifique se met au service des intérêts dominants : à savoir ceux des peuples adultes, théoriquement fondés à domestiquer ou à détruire les autres peuples.

Le terme de primitivité recouvre une illusion évolutionniste, aussi inefficace sur le plan théorique, quand elle fonctionne comme le concept d’une histoire linéaire et progressiste, que scandaleuse sur le plan pratique, quand elle justifie la colonisation ou le génocide. L’idée d’un développement historique continu, à partir d’un noyau de primitivité vers un état terminal de maturité, est, selon Lévi-Strauss, une illusion culturelle ; quand cette conception évolutionniste s’applique aux productions de l’esprit humain, elle suggère l’existence de stades différents et inégalement développés, comme s’il existait des formes de pensée supérieures et inférieures. Or, « peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensé aussi bien » (Anthropologie structurale). Lévi-Strauss dénie au terme de primitivité tout sens et tout contenu : partout la pensée opère de la même façon, en opérant des découpages et des classements, et en repérant des différences et des analogies.

Cependant, que le concept de primitivité soit l’illusion nécessaire à une certaine pratique de l’ethnologie ne signifie pas que les faits décrits sous le terme de primitifs soient eux-mêmes une illusion. La critique du concept ne fait pas s’évanouir la différence que vise le concept ; en d’autres termes une société primitive reste un ensemble spécifique, différent des autres sociétés primitives et plus encore des autres types de sociétés. L’universalité des lois logiques explique, certes, l’universalité de la règle, postulat éternellement répété de la différence entre la culture et la nature, mais non pas la spécificité des systèmes sociaux dans le temps et l’espace.

Les sociétés primitives, pour n’être pas « primitives », n’en restent pas moins la « terra incognita » des sciences sociales, tour à tour refermées sur leur différence et leur étrangeté ou rayées de la carte du monde.

N. D.

 G. Davy, la Foi jurée (Alcan, 1922). / M. Mauss, « Essai sur le don », dans Année sociologique (1924 ; repris dans Sociologie et anthropologie, P. U. F., 1950). / F. Boas, Contributions to Ethnology of the Kwakiutl (New York, 1925 ; nouv. éd., 1969). / F. Quilici, Primitive Societies (New York, 1972 ; trad. fr. les Derniers Primitifs, Flammarion, 1972).