Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Pouchkine (Aleksandr Sergueïevitch) (suite)

À trente ans, il sent d’ailleurs qu’il est temps de mettre de l’ordre dans sa vie et que « le bonheur est dans les voies communes ». Il demande la main de Natalia Nikolaïevna Gontcharova, la plus jolie fille de tout Moscou : elle est âgée de seize ans ; l’ovale de son visage est parfait, et ses yeux sont bridés, mais elle est légère, ignorante et impressionnable. Natalia commence par éconduire son prétendant, puis, flattée, accepte le projet. Le mariage a lieu à Moscou le 18 février 1831.


Le duel tragique

On ne parle au nouveau foyer que robes, bals, carrosses. Une vague de mondanités emporte le jeune couple. Natalia éblouit tous ceux qu’elle rencontre jusqu’au tsar lui-même, qui, pour mieux profiter de sa compagnie, nomme le mari gentilhomme de la Cour. Le prince des poètes est devenu l’époux d’une reine de beauté, coquette et courtisée, qu’il suit à contrecœur de gala en gala, barbotant dans l’ennui, jaloux, submergé par la cohue et l’incohérent verbiage des salons.

Pouchkine ne parvient à travailler que dans la solitude. À deux reprises, il se réfugie dans une propriété de famille à Boldino, où il compose quelques-unes de ses plus belles œuvres (automne 1830 et automne 1833) : Povesti pokoïnogo Ivana Petrovitcha Belkina (Récits de Belkine, 1831), Mednyï vsadnik (le Cavalier de bronze, 1833), Pikovaïa Dama (la Dame de pique, 1834), Istoria bounta Pougatcheva (Histoire de la révolte de Pougatchev, 1834), Skazka o zolotom petouchke (Conte du coq d’or, 1834), Kapitanskaïa dotchka (la Fille du capitaine, 1836).

Durement acquise au prix de la souffrance et de la contrainte, la sérénité règne sur ces écrits de la maturité. Une harmonie nouvelle naît, austère et pure, qui prolonge, en l’intériorisant, la joie de sa jeunesse. Pouchkine tend vers le dépouillement ; ses récits en prose comportent une rare économie de moyens : « En comparaison avec la Fille du capitaine, dira Gogol, nos romans et nos nouvelles ne sont que confiture trop sucrée ! » Quant aux petites tragédies, tranches de vie humaine sur de grands thèmes universels, l’avare et don Juan par exemple (Skoupoï rytsar [le Chevalier avare, 1836], et Kamennyï gost [le Convive de pierre, 1840]), elles mériteraient le titre d’« extraits dramatiques » plutôt que celui de « drames », en raison de leur densité.

À la demande du tsar, Pouchkine travaille à une histoire de Pierre le Grand. Mais la vie à la Cour lui semble de plus en plus insupportable. D’ailleurs, ses manières hautaines et son insolence lui valent l’hostilité déclarée de courtisans oisifs et envieux. Une cabale animée par l’ambassadeur de Hollande Heeckeren est montée contre lui. Des lettres anonymes prétendent que la frivole Natalia accorde ses faveurs à un jeune Français, Georges d’Anthès, fils adoptif du baron Heeckeren. Ulcéré, furieux, le poète écrit alors une lettre d’injures à l’ambassadeur si insultante qu’elle demande une réparation par les armes. D’Anthès accepte de se battre en duel.

Et le 27 janvier 1837, non loin de Saint-Pétersbourg, dans une clairière enneigée, les deux adversaires, transis de froid, déchargent leur pistolet : le poète s’effondre, mortellement blessé. Il rendra l’âme le lendemain après une affreuse agonie.


« Cette langue de diamant »

« Traduire cette langue de diamant est une gageure à rendre fou de désespoir », écrivait Eugène Melchior de Vogüé. Pouchkine a reçu de ses aînés une langue chaotique et défigurée par les emprunts étrangers. Il lui donne l’élégance, la précision, la pureté, sans rien lui ôter de sa fraîcheur. Une phrase de Pouchkine traduite perd sa saveur pour le lecteur étranger, tant la nuance est subtile.

La difficulté ne tient d’ailleurs ni aux formes idiomatiques, ni aux acrobaties de la syntaxe, ni à cette « alchimie du verbe », chère aux poètes. Au contraire, l’expression se veut simple, et même si banale qu’elle glisse vers le lieu commun : « Dire simplement des choses simples », réclame Pouchkine. À quoi Claudel fera écho : « Les mots que j’emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes. » Comme les mots, les thèmes appartiennent aux lieux communs du lyrisme universel.

L’originalité de Pouchkine, la perfection de sa langue proviennent d’un étonnant mélange de mesure, de rythme, d’expressivité, d’harmonie entre le mot et la pensée. Peu de métaphores, car, au fond, rien n’est plus poétique que la réalité, saisie abruptement, sans artifice. Clairvoyant, serein, l’auteur s’efface devant la vérité de l’objet : « L’amour a passé, la muse est venue, l’esprit obscurci s’est rasséréné. Libre de nouveau, je cherche les liens des sons magiques, des sens et des pensées » (Eugène Onéguine).

L’art de Pouchkine est un art visuel et mélodieux, sans pour autant relever de la musique. La coupe du vers, le jeu des allitérations, la subtile symétrie des sonorités donnent au poème un rythme fluide, de plus en plus dense et tendu, au fur et à mesure de l’évolution de l’écrivain, et dépourvu de tout effet oratoire. Pendant près de cent ans, le vers de Pouchkine, l’octosyllabe, sera le grand vers classique des poètes russes.

L’art de Pouchkine est un art visuel par la netteté des descriptions et de la beauté plastique des expressions. En quelques traits, l’écrivain inscrit un personnage dans un décor, embrasse un ensemble, suggère une atmosphère. Ses tableaux font penser à la peinture flamande, précise et réaliste, et le cauchemar de Tatiana évoque irrésistiblement, avec ses animaux bizarres, mi-grues, mi-chats, dotés de cornes et de barbes de bouc, les sabbats nocturnes de Jérôme Bosch. Un ciel d’automne traversé d’orages, un sorbier frileux, une route neigeuse où glissent les troïkas, une veillée au coin de l’âtre, ces scènes familières rappellent la poésie de Bruegel.

Nourrie de l’humanisme occidental et pourtant profondément russe, l’œuvre de Pouchkine donne une leçon de sérénité. Elle est lumière, équilibre, harmonie, « joie par-delà la souffrance » ; elle dépasse prophétiquement cette « conscience nocturne » qui, avec Gogol et Dostoïevski, jettera la littérature russe dans les abîmes de la souffrance et du nihilisme. Pouchkine, dira M. A. Boulgakov*, est « une manifestation merveilleuse de la Russie, en quelque sorte son apothéose ».

S. M.-B.