Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Pouchkine (Aleksandr Sergueïevitch) (suite)

Malgré cette existence désordonnée, Pouchkine trouve le temps d’écrire les trois mille vers d’une épopée mi-tendre, mi-burlesque, Rouslan et Lioudmila (1820), et il trousse quelques épigrammes acérés contre le régime. Sa notoriété de poète croît sans cesse, en même temps que sa réputation de mauvais garçon. Innoncentes bravades dues à un tempérament trop exubérant ! Mais, autour du poète, quelques intellectuels conspirent pour de bon, et voici Pouchkine suspect aux autorités pour avoir écrit des épigrammes révolutionnaires. L’intervention de quelques amis puissants lui permet d’échapper à la Sibérie ; on l’envoie simplement dans le midi de la Russie « parfaire son apprentissage de fonctionnaire ».

Ce repos forcé a de salutaires effets, tant pour sa santé morale que pour sa santé physique. Et, à plusieurs reprises, dans la courte vie du poète, ces temps d’exil apparaîtront comme des haltes fécondes pour son évolution spirituelle. En Crimée et au Caucase ensuite. Pouchkine se fait de nouveaux amis (les Raïevski) ; il enrichit sa culture en lisant Scott et Byron, mûrit son expérience et écrit deux récits, Kavkazski plennik (le Prisonnier du Caucase, 1822) et Bakhtchissaraïski Fontan (La Fontaine de Bakhtchissaraï, publiée en 1824).

En 1824, on l’estime coupable d’avoir prôné l’athéisme et, plus officieusement, d’avoir séduit la femme du gouverneur général d’Odessa ; le tsar lui assigne résidence dans sa vieille propriété familiale de Mikhaïlovskoïe. Là Pouchkine s’ennuie à mourir, courtise quelques voisines rougissantes, joue au billard. Mais, loin de la frénésie des villes, il découvre les bienfaits de la terre natale et travaille à ses deux chefs-d’œuvre, Boris Godounov et Eugène Onéguine.

Cette fois encore, cette disgrâce miraculeuse le protège contre les folies de sa jeunesse, puisqu’elle lui évite d’être compromis avec d’anciens compagnons dans le complot des décembristes (1825) ; de ces amis d’autrefois, peu seront épargnés ; ils finiront leur vie au bagne ou à l’échafaud : ainsi s’envolent les dernières illusions révolutionnaires.

Les plus importants thèmes pouchkiniens sont déjà inscrits dans ces premières œuvres, thème du héros désabusé, dont la société a brisé le ressort vital, et thème de l’amour impossible : « J’ai survécu à mes désirs / J’ai cessé d’aimer tous mes rêves. » En véritable Childe Harold, Pouchkine se fait l’interprète du nouveau mal du siècle ; mais l’influence de Byron ne joue que superficiellement : moins romantique, plus réaliste, Pouchkine s’attache à la précision du récit et au tableau de mœurs ; du poème au roman, en passant par le théâtre, sa manière consiste à raconter, comme un chroniqueur, sans apparaître personnellement, une histoire dont l’action avance pas à pas jusqu’à son dénouement.


Eugène Onéguine

Avec le merveilleux coup d’archet d’Ievgueni Oneguine (Eugène Onéguine), Pouchkine donne le ton à tout une génération d’écrivains russes. Ce roman en vers, grave, tendre et moqueur, composé de chants comme les épopées homériques, écrit entre 1823 et 1831, publié de 1825 à 1832, inspirera longtemps ces dandys las de vivre dès le berceau, ces « hommes de trop » dont l’esprit ne sait plus sourire ni le cœur tressaillir.

Pouchkine est-il Eugène Onéguine ? Il lui ressemble par l’éducation, les goûts, la dissipation. Les confidences se mêlent au récit, mais aussi les railleries et les dérobades, de sorte que le roman, si subjectif soit-il, n’est plus qu’un miroir déformé où Pouchkine observe avec un serein détachement un être, son frère, qui se gaspille et lente trop tard de se reprendre.

Commencé dans l’exubérance de la jeunesse, le livre s’achève sur un ton de tristesse voilée, comme s’il épousait le rythme de la vie. Œuvre admirable par sa discrétion, dans laquelle l’art de l’atmosphère se substitue aux analyses psychologiques et où le réalisme suggère plus qu’il n’impose. La poésie ne tient ni au sujet, ni aux métamorphoses du langage, mais simplement à la « vérité » des sentiments. Tout le génie de l’écrivain consiste à « nommer » les objets, de sorte que l’âme les ressente d’un coup dans leur saisissante réalité. C’est ce « réalisme poétique » qui caractérisera une certaine tendance du roman russe au xixe s.


Inspiration nationale et collective

« Quittons-nous amis, ô ma folle jeunesse ! » Les années 1825-1830 marquent un tournant décisif pour l’évolution du poète. Le nouveau tsar, Nicolas Ier, offre à Pouchkine sa protection. Fêté, adulé, celui-ci retourne à Moscou, mais il ne tarde pas à comprendre qu’en fait de liberté il est en liberté surveillée. Ses moindres gestes et écrits sont contrôlés, et la miséricorde se paie cher. La vie mondaine a perdu toute saveur.

Les œuvres de ces années capitales expriment l’amertume d’une âme généreuse, constamment brimée par des « fiers-à-bras et des imbéciles illustres ». Peu à peu, la méditation glacée remplace la « rime joueuse », et le style devient plus grave, plus âpre. Tsygany (les Tziganes, 1824, publiées en 1827) et Poltava (1829) sont l’œuvre d’un homme désenchanté, qui connaît le prix de la souffrance. Pouchkine rompt avec un certain lyrisme personnel et, par une sorte d’ascèse intérieure, il aborde une poésie d’inspiration nationale et collective, préférant l’objectivité à ses élans intimes, l’histoire à son histoire. Une documentation minutieuse lui fournit le cadre de la bataille de Poltava ; les figures du vieux Mazeppa et du tsar sont dépeintes comme des caractères hors série, qui peuvent transformer le cours de l’histoire, C’est à cette même conjonction entre un destin exceptionnel et les forces vives d’un peuple que Pouchkine s’attardera dans la tragédie de Boris Godounov (1824-25, publiée en 1831).

L’écrivain, d’ailleurs, ne s’intéresse pas seulement aux « héros ». Il ressent aussi d’une manière profonde la pauvreté, l’échec ou les petits bonheurs des humbles. L’épopée historique de Poltava se double d’une histoire d’amour, et les thèmes entrelacés grincent parfois de façon discordante. Comment concilier la justice implacable et la pitié pour les humiliés et les offensés, le droit au bonheur des individus et les intérêts de la collectivité ? Dans l’admirable Cavalier de bronze, Pouchkine illustrera de nouveau cet irréductible conflit entre les malheurs d’un pauvre fonctionnaire et l’histoire héroïque de Pierre le Grand.

De ces contradictions, le poète lui-même est un vivant exemple : son élan vers le bonheur, sa liberté créatrice se brisent sans cesse sur l’écueil de la mesquinerie, qui prend le nom de la raison d’État. Enthousiasme et renoncement, avidité des sens et ascèse artistique, passion et scepticisme, Pouchkine oscille toujours entre ces pôles opposés.