Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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population (suite)

La population des civilisations à base paysanne

Les civilisations agricoles les plus primitives offrent des caractères démographiques voisins de ceux des groupes qui vivent de la cueillette, de la chasse, de la pêche ou du nomadisme pastoral. L’humanité reste très diluée dans toutes les régions où l’on ne connaît que la culture sur brûlis : il faut si longtemps pour régénérer la fertilité de la terre lorsqu’on ne fait rien pour aider la nature que la pulvérisation continue à s’imposer ; l’isolement, la fragmentation demeurent et limitent les risques d’épidémie. Les endémies, les parasitoses constituent toujours les menaces essentielles à la santé des groupes. Déjà cependant, les conditions d’existence sont profondément modifiées. La sédentarisation rend plus faciles la grossesse et la période d’allaitement. Les techniques nouvelles permettent de créer un volant de provisions : partout où domine la culture des céréales, la conservation des aliments n’offre pas de problèmes. Lorsqu’on dépend de tubercules, on les garde en les laissant en terre, en les mettant en silo, en les réduisant en farine. Le régime démographique est donc caractérisé par une natalité plus élevée que celle des groupes archaïques, par une sécurité plus grande, donc par des crises de subsistance moins fréquentes. Celles-ci apparaissent périodiquement, à la suite de mauvaises récoltes, et lorsque la population a crû durant une longue période de prospérité auparavant. Le contrôle de la population se fait ainsi d’une manière plus aléatoire, souvent moins volontaire que dans les humanités primitives, mais il est suffisamment efficace pour que, sur de longues périodes, l’accroissement des densités soit négligeable.

Ester Boserup a montré que l’augmentation du nombre, dans les sociétés paysannes, n’aboutissait pas nécessairement à une crise de surpopulation : elle crée un défi, que des innovations techniques permettent parfois de relever. On apprend à raccourcir la jachère, à enrichir la terre d’engrais et de fumures. De nouvelles plantes sont introduites dans les rotations. L’élevage est plus étroitement associé à la culture. On parvient ainsi à créer des systèmes d’utilisation continue de la terre qui assurent l’existence à des humanités denses : dans les régions tempérées, où l’habitude est de donner une large place à l’élevage, on parvient généralement à nourrir plusieurs dizaines de personnes par kilomètre carré cultivé. Les chiffres sont bien supérieurs dans les régions irriguées des pourtours de la Méditerranée et du Moyen-Orient ; ils le sont également dans les pays qui pratiquent la riziculture inondée, ou des céréalicultures à élevage très réduit dans l’Asie de la mousson. La production est partout fortement accrue : elle autorise l’épanouissement de foyers urbains, de centres commerciaux, administratifs, religieux : ils regroupent quelques pour-cent de la population ; leur rôle s’affirme avec le temps, et c’est à eux qu’on doit bien souvent les impulsions qui conduisent à une utilisation plus intensive du sol. Cependant, et par suite de la faible productivité du travail agricole, il apparaît quasiment impossible de faire vivre plus d’un cinquième de la population hors des champs.

L’augmentation de densité conduit à un contrôle bien plus efficace du milieu. Les parasitoses ne disparaissent pas, mais elles sont souvent combattues avec un succès relatif. Les endémies sont parfois maîtrisées. En Asie méridionale, le paludisme constitue un danger redoutable dans le monde forestier des collines et des montagnes, celui qui est occupé par les tribus d’agriculteurs sur brûlis. En Indochine, le vecteur le plus dangereux de la malaria est constitué par Anopheles minimus. Sa larve exige des eaux limpides, pures et ensoleillées : elle trouve ces conditions réunies en montagne, mais les rizières aux eaux boueuses des plaines ne lui offrent pas un gîte convenable. Ainsi, au Tonkin, le delta échappe-t-il en bonne partie aux atteintes paludiques, redoutables à l’entour. Dans les autres parties de l’Asie méridionale, la situation est moins schématique, mais elle présente beaucoup de similitudes. Qu’une invasion vienne interrompre l’entretien des équipements hydrauliques, comme dans le nord-est de Ceylan au xiiie s., ou à Angkor au xve s., et les foyers de propagation se multiplient, l’état sanitaire se dégrade au point de rendre à peu près impossible la reconquête des terres.

Le trait le plus important de l’évolution démographique résulte de l’augmentation des densités, de l’apparition de centres urbains, de la multiplication de relations proches ou lointaines. Les pays de civilisation paysanne du monde traditionnel étaient secoués périodiquement par de graves épidémies. La plus notoire est la peste noire, qui enleva en quelques années le tiers peut-être de la population de l’Europe occidentale. D’autres la suivirent, dont l’histoire est assez bien connue. D’autres l’avaient précédée, qui ne sont souvent signalées que par quelques lignes d’un chroniqueur. On en connaît à Athènes, on en signale aux siècles obscurs du Moyen Âge.

Une vague de mortalité déséquilibre de manière durable le comportement démographique. Elle s’accompagne d’une diminution souvent très prononcée de la fécondité, ce qui répercute le trouble initial au fil des générations. Il faut un demi-siècle pour que les séquelles en soient éliminées. Lorsque les années difficiles sont trop nombreuses, comme au xve s. en Europe, comme à certaines périodes des Temps modernes, au xviie s., en particulier, l’équilibre général de la population se trouve affecté. La population européenne stagne à l’époque de la guerre de Trente Ans et des guerres de Louis XIV. Dans la Chine du xixe s., la multiplication des épidémies se joint à la désorganisation du système politique, à la révolte des Taiping (T’ai-p’ing) pour rompre l’élan démographique remarquable qui caractérisait le pays depuis le xvie s. et lui avait permis de multiplier sa population par quatre en trois siècles (de quelque 100 millions au xvie s. à 430 millions en 1850, avec une remarquable accélération durant la dernière phase — on n’était encore qu’à 180 millions en 1750).