Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Pologne (suite)

La « grande émigration »
La « grande émigration » conduit vers l’Occident, avec l’élite de la nation, près de 9 000 patriotes, soustraits ainsi à la tentation d’une réconciliation avec la Russie. Paris devient le centre politique et intellectuel de la Pologne. Les modérés forment le « Parti du 3 mai » autour d’Adam Czartoryski, qui réside à l’hôtel Lambert et lie ses espoirs au conflit, qu’il croit imminent, entre l’Occident et la Russie. En face : les radicaux, autour de J. Lelewel établi à Bruxelles et de la Société démocratique polonaise, dont le siège est à Versailles et qui propage par ses « émissaires » le principe d’une insurrection appuyée sur une réforme agraire. À la « grande émigration » appartiennent les noms prestigieux d’Adam Mickiewicz, dont Montalembert traduit en 1833 le Livre des Pèlerins polonais, Juliusz Słowacki (1809-1849), Zygmunt Krasiński (1812-1859), Frédéric Chopin* : ils exaltent le destin de la nation martyre qui « combat pour la liberté du monde ».

Dans le royaume même, la terreur instaurée par Paskevitch maintient le calme près de trente ans. Après 1839, « le Châtelain rouge » Edward Dembowski et Ludwik Mierosławski (1814-1878) appuient la conspiration sur la Posnanie et la Galicie, où le régime est moins rigoureux. Mais l’Autriche excite une sanglante jacquerie des paysans de Galicie contre l’insurrection proclamée par la noblesse radicale à Cracovie en 1846 et annexe la petite république. Le « printemps des peuples » soulève vainement la Grande Pologne (Mierosławski). En Galicie, la corvée est supprimée, mais subsiste l’opposition entre paysans ruthènes et nobles polonais, que Vienne utilise pour affaiblir le mouvement national. Enfin, les Polonais venus avec les généraux Józef Bem (1794-1850) et Henryk Dembiński (1791-1864) au secours des Hongrois sont vaincus par l’armée russe (1849).

L’insurrection de 1863
Le nouveau tsar Alexandre II* a suscité beaucoup d’espoirs en autorisant la création de la Société d’agriculture du comte Andrzej Zamoyski et de l’Académie de médecine (1857), ainsi que la réouverture de l’université (1862). Mais très vite il apparaît qu’il y a un profond malentendu : les patriotes veulent l’indépendance ou du moins une large autonomie quand le gouvernement du marquis Aleksander Wielopolski (1803-1877) impose le loyalisme envers la Russie et réprime de façon sanglante les manifestations des Varsoviens (1861-62). La décision d’en finir avec l’effervescence révolutionnaire en enrôlant dans l’armée tous les jeunes suspects de conspirer déclenche prématurément l’« insurrection de janvier » 1863, qui s’étend une fois encore aux provinces annexées. Le gouvernement national clandestin a décrété l’attribution des terres aux paysans, mais plus encore qu’en 1831 la lutte entre « Blancs » et « Rouges » paralyse le mouvement. Fort de l’appui de la Prusse et de l’inaction des autres puissances, Alexandre II lance contre l’insurrection plus de 300 000 soldats : M. N. Mouraviev (« le pendeur de Wilno ») « pacifie » la Lituanie, le comte de Berg la Pologne. Pour se rallier le peuple et mieux écraser la noblesse rebelle, le tsar prend à son compte la réforme agraire (2 mars 1864) : le paysan du royaume obtient la terre dans des conditions beaucoup plus favorables que celles qui ont été faites en 1861 au paysan russe. Les derniers membres du Conseil national, dirigé par Romuald Traugutt (1826-1864), sont arrêtés en avril 1864 et pendus ; la plupart des insurgés, déportés en Sibérie ; leurs biens, confisqués ; 7 000 personnes gagnent l’Occident (« la jeune émigration ») ; certains se battront pour la Commune de Paris (Jarosław Dąbrowski [1836-1871], Walery Wróblewski [1836-1908]). Le désastre a anéanti les « idéaux romantiques » de la nation : les classes dominantes se rallient à un loyalisme opportuniste, le positivisme convertit les opposants au « travail organique ».


Une société nouvelle : nationalisme et socialisme (1864-1914)

Pour le gouvernement russe, il n’y a plus de royaume de Pologne, mais un « territoire de la Vistule » où toute trace de particularisme doit disparaître. L’École centrale de Varsovie devient université russe (1869). La russification administrative, religieuse, linguistique se solde par un recul de la culture dans le peuple : 64 p. 100 d’illettrés en 1862, 82 p. 100 en 1910. Dans la partie prussienne, incorporée à l’Allemagne unifiée (1871), Bismark* persécute l’Église catholique, ce « bastion du polonisme », germanise école et administration, charge une Commission de colonisation (1886) de racheter les terres polonaises de Posnanie et de Poméranie. La société de défense des marches allemandes de l’est (Deutscher Ostmarkenverein, ou Hakata, 1894) obtient contre l’habile résistance polonaise la loi d’expropriation de 1908. Seule, la Galicie-Ruthénie jouit d’une large autonomie (1867), et le cabinet autrichien compte toujours un ou deux Polonais. Les universités de Cracovie et de Lwów, entièrement polonisées (1870-1877), l’Académie des sciences et des lettres de Cracovie (1873) sont les havres de la culture nationale et jouent un rôle idéologique de premier plan, attirant la jeunesse de toute la Pologne. Mais la misère proverbiale du paysan galicien fournit les plus forts contingents de l’émigration polonaise en quête de travail. Le développement industriel transforme peu à peu la société, dans laquelle une place croissante est tenue par la bourgeoisie et le prolétariat : le nombre des ouvriers du « royaume » triple de 1875 à 1905. Véritables éducateurs de leur génération, les écrivains et les artistes luttent pour la diffusion de la culture et de la conscience nationale dans les masses, et plaident pour une société moderne et plus juste. Le passé revit dans les romans de Henryk Sienkiewicz, les tableaux de Jan Matejko, les drames de Stanisław Wyspiański. Les problèmes de l’heure sont posés par Eliza Orzeszkowa (Sur le Niémen, 1888), Bolesław Prus (la Poupée [1890], les Émancipées, [1893]), Stefan Żeromski (les Sans-Logis, 1900), Władysław Reymont (les Paysans, 1909). En 1887, la clandestine Ligue polonaise (L. P.) lance son Union de la jeunesse (Związků Młodzieżi Polskiej [Zet]) dans la « défense active » par l’enseignement secret, populaire et patriotique. Vers 1901, un réseau d’écoles clandestines de tous niveaux englobe un tiers de la population du « royaume » et fait échec à la russification. Les femmes y jouent un grand rôle. Après 1891, cette Ligue donne naissance au mouvement nationaliste, alors démocratique, qui dispute les masses au socialisme. La formation des partis politiques, souvent clandestins, et la diffusion du socialisme en Pologne profitent de la relative tolérance que Vienne pratique en Galicie (perfidie calculée) à l’égard des révolutionnaires persécutés par la police russe. Un parti ouvrier est fondé en Galicie dès 1879, puis en 1892 le parti social-démocrate polonais d’Ignacy Daszyński (1866-1936), qui prendra le nom de PPSD de Galicie et de Silésie de Cieszyn ; il a plusieurs élus au parlement de Vienne en 1897. Le groupe Proletariat de Ludwig Waryński (1856-1889) marque en 1882 le réveil de la Pologne russe. Créé après les troubles de Łódź en 1892, le parti socialiste polonais (PPS) de Bolesław Limanowski (1835-1935) et Józef Piłsudski* défend le principe de l’indépendance contre la « social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie » (SDKPIL) des révolutionnaires internationalistes : Rosa Luxemburg*, Julian Marchlewski, Adolf Warski et Feliks Dzierżyński (Dzerjinski). Guidés par la Revue sociale (Przegląd Społeczny) de Bolesław Wysłouch (1855-1937), les paysans de Galicie se donnent leur propre parti (1895), qui entre au Parlement dès 1897. Dans le « royaume », la bourgeoisie s’organise en 1897 dans le parti national-démocrate de Roman Dmowski (1864-1939). La révolution de 1905-1907 est ici socialiste (400 000 grévistes) et nationale (grève scolaire, manifestations, attentats). Son échec disperse les socialistes, réduits à se cacher ; ils boycottent la douma, où les nationaux-démocrates (endecja) sont donc les seuls représentants des Polonais : leur audience grandit, ils se font loyalistes, conservateurs et antisémites. À la veille de la guerre, les forces politiques se regroupent, mais la « question polonaise » (titre de l’ouvrage de Dmowski publié en 1908) paraît insoluble.