Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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politique (science) (suite)

Les méthodes de la science politique

La valeur et le progrès d’une science sont conditionnés dans une large mesure par les méthodes qu’elle utilise. L’approche historique de la science politique montre que trois sortes de méthodes ont été utilisées, l’emploi de chacune correspondant à un progrès de la science politique.


Les méthodes subjectives

Ce sont les méthodes auxquelles ont eu recours tous les auteurs classiques. Fondées sur la raison et l’abstraction (rationalisme de Platon et de Thomas More), sur les dogmes de la religion chrétienne (théologisme des Pères de l’Église) ou même sur l’observation des faits (empirisme de Machiavel et de Locke), ces méthodes ont en commun d’être des réflexions personnelles, « subjectives », de leur auteur sur la polis ou la res politica. Usant de l’intuition, de la spéculation, voire de l’utopie*, comme outils principaux, ces méthodes n’ont pu permettre d’obtenir des résultats rigoureux susceptibles d’une systématisation scientifique. Bien que fondée sur l’analyse tirée elle-même de l’observation du réel, la généralisation à laquelle se livre un Aristote par exemple traduit plus des conceptions personnelles que des faits vérifiés.

Loin d’être une étude des phénomènes politiques dans leur réalité, les théories élaborées sont en fait des interprétations individualistes qui reflètent les valeurs auxquelles sont attachés leurs auteurs, moralistes, historiens, philosophes le plus souvent. L’optique méthodologique est toujours la même : il s’agit de fixer les normes qui vont permettre d’atteindre le régime considéré comme le meilleur possible. Finaliste et normative, la science politique, malgré ses réussites, ne s’est pas alors encore détachée de la philosophie et ne constitue pas une science véritable.


Les méthodes des sciences sociales

Fondées sur l’idée qu’il existe, à côté du déterminisme naturel, un déterminisme social, les sciences sociales utilisent la méthode scientifique que François Simiand a définie par son double aspect d’observation et d’explication des faits. Observer les faits tels qu’ils sont (par le recours à des techniques comme les sondages* d’opinion, les interviews, les analyses de journaux, de programmes de partis, de déclarations politiques) et les expliquer, c’est-à-dire généraliser, systématiser (par l’élaboration de théories, de lois), font de la science politique, qui adopte résolument ces méthodes au xxe s., une science positive.

Mais le recours à de telles méthodes suppose que l’étude scientifique de la réalité politique soit possible. Or, si Durkheim, suivi par l’école sociologique française, a démontré le caractère objectif et généralisable des faits sociaux, Wilhelm Dilthey, lui, préconise une méthode spécifique en raison du caractère subjectif et particulier des phénomènes sociaux. Classant les sciences sociales dans les sciences de l’esprit, ou sciences « noologiques », qu’il oppose aux sciences de la matière, il propose de substituer la compréhension à l’explication scientifique, car « la nature, nous l’expliquons, la vie de l’âme nous la comprenons » (et les phénomènes sociaux, en particulier les phénomènes politiques, sont moins ce qu’ils sont réellement que ce que l’homme pense qu’ils sont). L’expérience vécue serait le moteur de cette compréhension. La complexité de la vie politique montre la difficulté d’une telle méthode, qui a le mérite néanmoins d’insister sur la « subjectivité » du comportement du politicologue, quasi intrinsèque à sa mission elle-même.


Les méthodes mathématiques

Constatant l’apport décisif des mathématiques à la science économique, un certain nombre de politicologues américains tentent depuis quelques années d’utiliser en science politique l’approche mathématique de façon systématique, voire exclusive. La science politique va ainsi pouvoir devenir une science prospective.

L’exemple de la théorie des modèles* montre l’apport des méthodes mathématiques à la science politique. Alain Touraine classe les modèles mathématiques de la science politique parmi les analyses fonctionnalistes de la société (c’est-à-dire les analyses des rapports entre les individus et les institutions). Ainsi tous les problèmes du système politique vont bénéficier, grâce à la modélisation, d’instruments d’une efficacité inconnue jusqu’ici.

• Les problèmes constitutionnels. S’inspirant de Condorcet*, l’Américain Kenneth J. Arrow démontre, en 1951 (Social Choice and Individual Values), qu’il ne peut exister de procédures constitutionnelles respectant certaines exigences démocratiques. Ce théorème d’impossibilité va susciter toute une réflexion qui utilise des modèles axiomatiques pour sortir de l’impasse, enrichissant ainsi la science politique par l’étude des procédures de décision collective.

• Les stratégies des partis politiques. La théorie des modèles et la théorie des jeux*, qui en est un des aspects, permettent aux partis de résoudre des problèmes tels que la prévision des coalitions politiques les plus stables (théorie du marchandage de W. M. Leiserson) ou l’élaboration du programme permettant d’avoir le plus de chances de remporter une élection (modèle de stratégie, proposé par Anthony Downs en 1957 dans An Economic Theory of Democracy).

• La construction de systèmes politiques. L’utilisation des modèles pour l’élaboration de systèmes politiques (modèle cybernétique de D. Easton, modèle fonctionnel de G. Almond et J. Coleman) a ouvert une nouvelle étape de la science politique en donnant naissance à de nouveaux concepts et en suscitant de nouvelles recherches.

Mais, étudiant les systèmes politiques plus que la société politique, les structures d’équilibre plus que les crises, l’utilisation des modèles révèle les limites de l’approche mathématique : instrument majeur du développement de la science politique par la rigueur des instruments qu’elles fournissent, les méthodes mathématiques ne peuvent résoudre que des problèmes d’ordre praxéologique, les problèmes d’évolution des structures ou du rôle de la violence exigeant toujours le recours à d’autres méthodes. Ainsi, ni la tendance des Américains à mathématiser à l’extrême la science politique ni, à l’inverse, la réticence des Européens à user de ces méthodes nouvelles n’apparaissent justifiées : loin de réclamer sa propre méthodologie, la science politique se doit d’utiliser les méthodes et techniques les plus efficaces en fonction des problèmes qu’elle a à résoudre.