Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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policière (littérature) (suite)

Le Maigret de Simenon, lui aussi, est un « compreneur d’hommes », mais, fils du naturalisme, il se laisse imprégner par les atmosphères sociales plus qu’il ne les analyse de manière critique. Sa vision est celle du petit-bourgeois du XIe arrondissement de Paris dans les années 30. La classe ouvrière n’existe pas pour lui, mais il distingue les « gros » de la vieille société bourgeoise, surtout provinciale, des « petits », parmi lesquels il se classe. Son discours est celui de ce qu’on appelle aujourd’hui les majorités silencieuses.

Dans sa Petite Histoire du roman policier (1956), Fereydoun Hoveyda analyse très finement quelques-unes des raisons qui font douter de la qualité littéraire d’Agatha Christie quand elle met en scène Hercule Poirot (et non sa miss Marple). Ce petit Belge est une création thématique fortement typée, mais sans statut social. Son exotisme continental l’exclut à la fois de la haute société où se déroulent les romans d’Agatha Christie et de la lower middle class un peu snob où ils sont lus. Il ne lui reste que le maigre recours des « petites cellules grises », c’est-à-dire d’une ingéniosité brillante, certes, mais limitée dans son registre d’expression.

Révélé par son attitude devant l’énigme, le policier-médiateur reste relativement neutre devant le crime lui-même et en particulier devant le meurtre, qui est le crime type. Cette neutralité est indispensable pour que le jeu puisse se dérouler. Il est donc naturel que ce soit par une revalorisation de l’événement que le genre ait cherché à se renouveler quand il a été atteint par la sclérose des genres après la Seconde Guerre mondiale.


L’éclatement du genre

L’événement peut être revalorisé soit dans sa structure narrative, soit dans son impact. Cela ne peut se faire qu’en surimposant à l’énigme certains des procédés traditionnels de la dramatisation du récit, dont les principaux sont le coup de théâtre et la péripétie.

On connaît le rôle fondamental de Hitchcock* dans le perfectionnement de cet outil littéraire qu’est le suspense (francisé maintenant en suspens). Le principe du suspense est la création d’une atmosphère de tension, voire d’épouvante latente, qui est brusquement déchargée par une chute inattendue et souvent plus insoutenable que la tension elle-même. On le trouve mis en application chez des auteurs nés dans la première décennie du xxe s., donc arrivés à maturité à la fin de l’âge d’or du roman policier : William Irish, par exemple, ou, plus récemment encore, le fameux tandem Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Ces derniers se sont très clairement expliqués de leurs intentions dans un petit livre, le Roman policier (1964) : « Il nous fallait d’une part sauver l’enquête et, grâce à elle, le problème, mais d’autre part conserver, comme personnage central, la victime. En d’autres termes, nous sentions qu’il était possible de renouveler le roman-problème à condition d’en chasser les policiers, les suspects et les indices. »

Boileau et Narcejac ont tenu leur pari dans leurs livres, mais le roman policier sans policiers-médiateurs n’est plus le roman policier, et la technique du suspens a très vite débordé les limites du genre pour s’appliquer à toutes sortes de narrations qui n’ont plus rien à voir avec la détection du crime.

Entre-temps, certains auteurs américains, comme Dashiell Hammett (1894-1961), cherchent un renouvellement dans une sorte de réalisme noir qui, plaqué sur une intrigue policière, par exemple dans le Faucon maltais, mêle des péripéties de tous ordres, mais toujours violentes, à des thèmes parfois sociaux. Originaires de l’East-End de Londres et ancien policier, Peter Cheyney (1896-1951) donne un héros à ce nouveau genre, où il n’y a plus de détective, mais une sorte d’aventurier à la fois brutal et séduisant dans un décor de « cigarettes et whisky et petites pépées » : c’est Lemmy Caution qui est révélé à la France après la Libération et qui donne naissance à la « série noire ». De Lemmy Caution à James Bond de Ian Fleming (1908-1964), c’est une lignée vigoureuse, puisqu’un de ses plus célèbres rejetons, OSS 117, a survécu à son créateur Jean Bruce (1921-1963) et a été repris avec succès par sa veuve. Le cinéma s’empare du genre, le développe, l’ennoblit, le prolonge et même le parodie. Devenu international et grand viveur, le héros ne peut plus se contenter du petit train-train de l’administration policière. Il se fait agent secret, agent double, chasseur d’espions, espion lui-même parfois. La guerre froide pare le roman d’espionnage d’un prestige d’actualité. Pierre Nord, en France, cherche à calmer le genre, à lui donner un tour plus technique, plus crédible. Mais le roman policier s’évade vers une sorte de baroque extravagant où se mêlent en proportions soigneusement étudiées le sexe, la violence, la vie de château et la mort. Les séries d’édition s’organisent chacune avec ses personnages vedettes, sa présentation, sa typographie, sa clientèle. De cette foule bigarrée jaillit dans les années 60 un authentique talent littéraire, celui de Frédéric Dard, avec son fameux commissaire San Antonio, qui passe à pas de géants du baroque au burlesque et du burlesque à la poésie par la vertu de sa magie verbale.

Mais le roman policier traditionnel conserve ses adeptes. On n’en a jamais fini de publier des traductions de la formidable production anglo-saxonne. On écrit des romans policiers dans tous les pays : pays Scandinaves, Espagne, Italie, Allemagne et même pays socialistes. On peut, en particulier, citer en U. R. S. S. Ioulian Semenov et en Bulgarie Andrej Stojanov Guljaški, dont les qualités littéraires sont incontestables. La Chine populaire elle-même a eu ses romans policiers avant la révolution culturelle. Le criminel y devient naturellement l’ennemi du peuple, et le policier le garde rouge diligent. Mais, quelles que soient les idéologies et les formes du jeu, l’humanité n’a pas fini de s’amuser au gendarme et au voleur.

R. E.

➙ Populaire (littérature) et populiste (littérature) / Roman.