Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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policière (littérature) (suite)

Les éléments structuraux

La littérature d’énigme a des antécédents au moins aussi lointains que la littérature criminelle, avec laquelle, d’ailleurs, elle est parfois liée, mais non toujours. L’énigme est une des formes les plus anciennes de divertissement intellectuel. Il ne s’agit pas toujours d’un divertissement littéraire, comme le montre le succès persistant des mots croisés et celui, plus récent, des jeux télévisés.

Les conteurs populaires de tous les pays ont largement utilisé l’énigme, notamment les conteurs orientaux, mais la littérature lettrée s’en est servi pour des fins didactiques ou ésotériques. Dans son livre le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique (1929), Régis Messac suit une piste qui part de lointains écrits indiens, peut-être de textes grecs maintenant perdus, qui passe par des textes talmudiques du iiie s., des récits arabes du ixe s., certains contes des Mille et Une Nuits pour aboutir à un ouvrage prétendument traduit du persan par un Vénitien du nom de Cristoforo Romano sous le titre de Peregrinaggio di tre giovanni figliuoli del Re di Serendippo en 1557.

Les princes de Sérendib eurent pendant deux siècles en Europe une immense popularité, et le chevalier de Mailly († 1724) traduisit leurs aventures en français en 1719. Leur vertu particulière était de savoir débrouiller, grâce au raisonnement déductif et au moyen de quelques indices, les énigmes les plus ardues. Le xviiie s. raisonneur en fut charmé. Ainsi naquit une mode qu’Horace Walpole (1717-1797) appela la serendipity. Mais le personnage littéraire le plus chargé de « serendipity » n’est pas anglais : c’est le Zadig de Voltaire, en qui tout le monde s’accorde à reconnaître l’ancêtre du détective résolveur d’énigmes par la seule puissance du raisonnement.

Dans son essai sur le Roman policier (1941), Roger Caillois a montré comment cette exigence de l’énigme réagissait sur la structure narrative du genre. Suivant d’ailleurs en cela Régis Messac, il oppose le roman d’aventures, où « la narration suit l’ordre des événements », au roman policier, où « le récit suit l’ordre de la découverte ». Selon lui, cette « inversion du temps » est, en fin de compte, destructrice du récit. On peut citer comme illustration extrême de ce point de vue le roman de Dennis Yeats Wheatley Murder off Miami, publié en 1936, au point culminant de l’âge d’or du genre. C’est un simple dossier de police qui ne contient aucun élément narratif ou descriptif, mais seulement des procès-verbaux d’interrogatoires, des pièces à conviction (bouts de cigarette, étoffes tachées de sang, etc.) et des photographies d’identité judiciaire. Le policier, situé à plusieurs centaines de kilomètres du crime, découvre le criminel au seul examen de ce dossier. Le « lecteur » (mais peut-on encore parler de lecture ?) est invité à en faire autant, la solution se trouvant dans une enveloppe scellée à la fin du volume. Ellery Queen a utilisé le même procédé du « défi au lecteur » dans certains de ses romans, et c’était le ressort dramatique fondamental de la célèbre émission télévisée policière les Cinq Dernières Minutes.

Pour Roger Caillois, le roman policier commence au point où se termine le roman ordinaire et procède à l’envers, ce qui lui interdit d’être vraiment romanesque lorsqu’il est réduit aux dimensions d’un simple jeu intellectuel : « Le roman et le roman policier divergent donc totalement : l’un s’attache à la nature de l’homme, l’autre en est gêné et ne la supporte qu’à contrecœur. D’intention, il cherche à l’abolir. »

Ces lignes furent écrites à une époque où le roman n’avait pas subi les profonds changements structuraux que la génération suivante lui a imposés. Roger Caillois (qui avait perçu ailleurs les signes avant-coureurs de ce bouleversement) corrige son jugement dans une seconde partie, en montrant comme le roman policier reste romanesque (c’est-à-dire, dans l’esprit de Roger Caillois, littéraire) selon sa propre logique.

Mais s’agit-il bien d’une logique spécifique au roman policier ? On peut, certes, voir dans le meurtre et dans l’enquête les deux pôles entre lesquels hésite toujours le genre. L’un est celui de la subtilité intellectuelle. La première perspective privilégie l’événement, la seconde, l’assaut d’ingéniosité entre l’auteur et le lecteur. Or, c’est bien cette dernière perspective qui distingue le genre de tout autre. Si l’on admet que ce que Roland Barthes appelle le plaisir du texte a un caractère ludique et se situe dans un jeu qui oppose cryptage et décryptage, le roman policier peut être — dans la mesure où le texte est bien le terrain d’affrontement — un genre littéraire à part entière, et cela d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Il ne perd sa qualité littéraire que lorsque l’énigme prend un caractère squelettique et se réduit à l’un des « problèmes » quasi mathématiques qu’offre l’éventail des situations possibles (la chambre close, le crime par personne interposée, etc.).

C’est là qu’apparaît le rôle décisif de ce médiateur qu’est le policier, qu’il soit officiel ou marginal. C’est lui qui, par sa personnalité à la fois psychologique et sociale, est le véhicule d’une idéologie plus ou moins conflictuelle, qui se traduit par un discours particulier, lui-même noté dans un texte. Sherlock Holmes, en son temps, était le porte-parole du positivisme scientiste et, à travers celui-ci, de toute une couche d’intellectuels plus ou moins conformistes (n’oublions pas que c’était un drogué) qui cherchaient une percée dans la société victorienne. Conan Doyle n’avait rien d’un révolutionnaire, mais par son Sherlock Holmes s’est exprimée une attitude intellectuelle qui trouvera son aboutissement politique dans le socialisme scientiste de H. G. Wells*. Son presque contemporain G. K. Chesterton (1874-1936), catholique et conservateur « progressiste », ne s’y est pas trompé quand il a opposé à Sherlock Holmes le père Brown, curé-détective qui ne croit pas aux miracles de la science (« Quand je veux des miracles, dit-il, je sais où les trouver »), mais fonde sa méthode sur une compréhension des hommes — y compris et surtout la compréhension du criminel — issue de l’amour évangélique qu’il leur porte.